Un
mur avec d'anciens dessins d'enfants dessus. Un jeune homme blessé
au front titube, respire fort, se jette contre ce mur; il ne peut pas
le détruire, mais il a l'air de vouloir se faire mal. Et il se fait
mal. Sans doute il avait déjà mal avant. Il tombe et il pleure.
Dehors le vent secoue les branches nues d'un arbre, et l'une d'entre
elles vient taper le carreau de la fenêtre avec un rythme régulier.
Suivant ce rythme, le jeune homme cogne sa tête contre le plancher.
La poussière qu'il a remuée flotte dans l'air et dans la lumière
froide. Pas un seul mot.
Il
y a comme ça des scènes d'ouverture qui imposent sans effort
apparent les règles du jeu à venir.
Pour
ceux qui ont manqué le début : les Hauts de Hurlevent
est adapté du roman du même titre d'Emily Brontë et raconte la
rencontre, l'apprivoisement mutuel, et la relation contrariée entre
Heathcliff, jeune garçon a priori abandonné et recueilli par un
agriculteur anglais, et Catherine, la fille de ce dernier.
On
pourrait prendre le temps de contextualiser ce
film,
parler du nombre de réalisateurs qui ont été annoncés pour cette
énième adaptation sans que rien ne se concrétise (et pourtant
Michael Mann dans la lande désolée ça aurait pu être chouette) et
des trois quarts d'Hollywood un temps pressentis pour les rôles
principaux, etc. Ce qui importe c'est que le projet a fini par
arriver à Andrea Arnold et c'est une grande chance pour nous. Elle
reprend le scénario et choisit d'imposer des acteurs presque tous
débutants, et ayant le même âge que les personnages du roman, mais
surtout elle prend des distances considérables avec les conventions
de l'adaptation (d'un) classique littéraire. Et c'est là que ça
devient intéressant.
Parce
que le problème des adaptations habituelles c'est justement qu'elles
sont littéraires, alors que c'est de cinéma qu'il s'agit. Et ça
Andrea Arnold le perçoit parfaitement. Dès lors on se méprendrait
si l'on faisait trop de cas de certaines libertés pourtant
significatives prises à l'égard du texte d'origine, comme celle de
faire d'Heathcliff un jeune homme noir par exemple ; de manière
générale on ferait fausse route en s'attachant trop à la question
de la fidélité à l’œuvre d'origine. Ce qui compte c'est le
matériau brut qu'elle apporte et l'écho que trouve en elle la
sensibilité de la réalisatrice. Andrea Arnold n'est pas intéressée
par le pittoresque, par les costumes, par la langue du XIXème siècle
(qui n'a pas sa place ici; on a rarement aussi souvent entendu « fuck
you, cunt » dans un film en costumes, et bizarrement ça sonne
infiniment juste). En revanche elle semble toute entière tournée
vers l'expression de sentiments et de vérités qui sont au cœur de
sa vision des Hauts de Hurlevent.
Vérités
sociales notamment, sur lesquelles ont ne s'étendra pas trop parce
que même si elles sont d'une pertinence remarquable elles ne sont
pas le cœur du film. Relevons tout de même une idée forte: sans
s’appesantir sur ce point, Andrea Arnold reste consciente que le
choix d'acteurs noirs pour interpréter Heathcliff à deux âges de
sa vie ouvre immédiatement la porte à une lecture post-coloniale de
certains points du film (lecture nourrie par une scène de baptême
forcé d'une violence symbolique infiniment plus forte que bien des
discours). Mais au-delà de cette lecture, elle met admirablement en
scène le cercle vicieux dans lequel s'inscrit la brutalité de
rapports de force où le pouvoir détenu par le dominant est avant
tout celui de façonner les autres – souvent par la violence. Les
tordre, les briser s'il le faut pour qu'ils finissent par se
soumettre ou par réagir avec l'agressivité de l'animal acculé; le
détenteur du pouvoir peut alors invoquer la légitimité de la force
en disant "Eh mon Dieu, les choses étant ce qu'elles sont, il
faut ce qu'il faut..." Ce travail de sape ayant la violence
comme origine et comme finalité est remarquablement représenté par
Andrea Arnold et sa co-scénariste Olivia Hetreed. D'autre part
l'esthétique du film (format 4/3 et caméra à l'épaule) applique
les codes visuels du cinéma social à un film d'époque, ce qui crée
une sorte de conflit stylistique très intéressant sans jamais vider
le film de sa substance ni le détourner de ce qui est son véritable
objet.
Car
ce qui fait de cette version des Hauts de Hurlevent une
expérience véritablement marquante s'ancre beaucoup plus dans la
chair de l'humain, et ce grâce à un détail fondamental et
fondateur : quand Heathcliff rejoint sa famille "d'adoption",
il ne parle pas un mot de leur langue. Dès lors ses rapports
premiers aux autres, et à Catherine en particulier, passeront par
autre chose que le langage. De la sorte Andrea Arnold évacue
immédiatement le côté littéraire de l'adaptation. Il y a peu de
mots dans ce film, presque pas de vérités dites ; mais il y a
des vérités habitées, incarnées, parce qu'Andrea Arnold n'est pas
la dernière des cinéastes. Exemple: Catherine et Heathcliff se
baladent à dos de cheval. C'est le premier contact apaisé entre
eux, et aussi la naissance d'un désir suggéré de manière purement
formelle: on entend la respiration profonde d'Heathcliff qui se
superpose à l'image de la chevelure de Catherine qui flotte au vent
et vient lui frôler le visage. Arrive un plan de la main
d'Heathcliff qui, avec beaucoup de douceur, caresse lentement le
flanc du cheval, suivi d'un raccord où la crinière du cheval vient
faire écho à la chevelure de Catherine. Ça s'appelle le cinéma,
c'est un art de l'image en mouvement qui finit par créer un langage
où les mots sont superflus. Et l'intelligence du récit ici mis en
scène est justement dans un premier temps de tenir le langage à
distance. Première conséquence: il ne reste que du cinéma.
Deuxième conséquence, et c'est là que ça devient fascinant: rien
ne se règle par les mots.
Or
ce qui est au cœur des Hauts de Hurlevent d'Andrea Arnold,
c'est le désir. Au cinéma on est habitué à voir le désir
s'accomplir en étant verbalisé et/ou assouvi. Ici, pour les raisons
évoquées plus haut, les sentiments entre Catherine et Heathcliff
sont coupés de toute base discursive; restent alors les élans, qui
dans un premier temps ne disent pas leur nom parce qu'ils ne le
connaissent pas (dans la première partie du film les personnages
sont tout juste sortis de l'enfance), et qui dès lors se traduisent
de manière purement physique.
A
quoi ça ressemble alors vraiment, le désir? Quand ça ne sert pas à
faire des déclarations, quand il ne reste que l'influx, la pulsion
inexpliquée, à quoi ça ressemble? Andrea Arnold répond: à de la
violence. C'est physique, ça trouble la respiration, ça raidit les
muscles, ça rend fou... On veut le bien de l'autre, on veut son
propre bien, les limites des deux sont parfois mal dessinées et ça
fait comme une guerre à l'intérieur. On boit le sang de l'autre
pour l'aider à guérir de ses blessures. C'est animal.
Les
décors du film sont essentiellement froids, humides, embrumés, et
dans ce cadre glacial se développent chez les personnages des élans
incendiaires qui éclatent et provoquent de véritables ondes de choc
que des mots ne sauraient ni traduire ni expliquer1.
On reste parfois profondément troublé face à ces images où le
corps suit sa vérité, qui est peut-être celle de l'âme aussi,
mais qui tient quoi qu'il en soit tout langage, et donc toute
justification, à distance. Troublé on est tout entier face à cette
histoire de deux personnages qui s'aiment tellement contre tout
qu'ils ne parviennent à se le montrer qu'en se faisant souffrir,
mutuellement et eux-mêmes. Qui sont tellement dépassés par ce qui
se trame en et entre eux qu'ils ne peuvent que se (dé)battre et se
cogner contre ce qui les rend vivants. C'est la chair, l'âme et le
cœur dans ce qu'ils ont de plus impénétrable qui se montrent alors
à nous, et grâce à Andrea Arnold c'est d'une beauté dévastatrice.
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1« absence
des facultés descriptives ou instructives », comme disait
l'autre.