Voilà
que le printemps approche et que l'envie nous vient de nous balader
parmi quelques chansons de Pierre Vassiliu. Faute de véritables
rééditions, on ne peut pas vraiment prendre l'entière mesure de la
richesse de sa discographie (car passer d'un morceau à un autre sur
youtube n'est pas satisfaisant, eh non, déso). Mais quand même, ce
qu'on en perçoit ici et là confirme si besoin en était (et il n'en
était pas, même si pour beaucoup trop Vassiliu reste l'homme du
seul tube « Qui c'est celui-là ? ») qu'il y a
là-dedans bien des choses délectables à aller pêcher.
En commençant par
un morceau remontant à 1969, époque où Vassiliu jouit déjà d'un
succès certain pour ses chansons comiques. Tout part d'une rencontre
avec le Trio Camara, collectif brésilien de samba-jazz composé de
Fernando Martins, Edson Lobo et Nelson Serra et défendu par le label
Saravah. Séduits par la musique du trio, Pierre Vassiliu et Nicole
Croisille décident de créer le groupes les Masques pour enregistrer
un album (très très recommandable) en sa compagnie. Sur le morceau
« Initiation » (aussi intitulé « Invitation »
à l'arrière de la pochette de l'album) Pierre Vassiliu vient donc
donner de la voix en solo (le reste du temps les chansons sont
travail collectif et mélange des voix), et fait preuve d'une
capacité à se fondre dans un style musical aux antipodes de celui
qu'on lui connaît jusqu'alors. Passant du français au portugais du
Brésil, il révèle que celui qu'on peut prendre à l'époque pour
une sorte de chanteur post-comique troupier (parce que bon, « La
femme du sergent » ou « La foire aux boudins »,
aussi...) possède en fait un registre et un imaginaire bien plus
vastes que ce que l'on aurait pu imaginer. Il vient ici contester à
Pierre Barouh le titre de Français le plus brésilien de France et
tord dès alors le cou à cette image de représentant d'une sorte
d'esprit franchouillard dans lequel on persiste pourtant aujourd'hui
encore à le cantonner.
Dans « J'aime pas l'hiver »,
extrait de l'album Amour amitié (où il semble pour la
première fois laisser vraiment libre cours à toutes les facettes de
sa sensibilité), on trouve encore une sorte de tonalité
brésilienne, une manière de ne pas parvenir à chanter l'hiver sans
y inviter une forme de saudade de l'été. Musique d'accompagnement
très simple en deux temps - le premier franc et grave, l'autre un
peu cassé - un oiseau au vol de guingois dont le ventre blanc se
détache sur le gris du ciel. C'est doucement mélancolique et c'est
beau. Sur cet air, des paroles parfois fort inspirées.
"En
hiver,
on
trouve le temps de penser à tout...
Et
c'est dommage car d'une seul coup
on
s'aperçoit que tout va de travers
(ça
me fait pareil, quand je bois trop de bière.)"
Qui
dit mieux pour exprimer cette sorte de léger mal-être à peine plus
profond que la peau, mais qui demeure? Le tout sur une sorte
d'oscillation entre le parlé et le chanté qui donne une vraie
intimité à cette chanson d'allure humble, un mélange de tendresse
et de mélancolie qui en fait une sorte d'instantané simple mais
très précis et très juste du spleen hivernal. Et une des plus
belles chansons de la fin des années 60, n'ayons pas peur des mots.
1974, « Qui c'est celui-là? »,
succès mentionné plus haut. Mais deux-trois morceaux plus tard sur
le même album se pose « Film », une sorte de chanson
extra-terrestre. Écrite par Marie Vassiliu (a priori l'épouse de),
elle révèle une parolière dotée d'un regard et d'un style rares.
Ce récit d'errance partant d'une vague envie de baiser pour aboutir
à une évocation habitée et désabusée de Paris la grise et la
désespérée offre un cheminement à travers les tonalités et les
émotions qui impressionne, bien aidé par une inspiration musicale
franchement pas dégueulasse entre la discrétion d'une basse
rudement souple et cette putain d'idée de choisir comme motif
musical de base une sempiternelle phrase répétée par des chœurs
qui martèlent "Je cherche encore une fille qui voudrait bien de
moi ce soir un quart d'heure", comme pour incarner au mieux ce
qui parfois se trame et obsède en-dedans et pousse le narrateur de
ce morceau à chercher une chaleur, peu importe laquelle, avant de
voir ses élans arrêtés nets devant la beauté et la tristesse. Il
reste alors avec sa lassitude et sa mélancolie (si on n'avait pas
peur du poncif on parlerait de texte pré-houellebecquien, tiens),
mais aussi et malgré tout avec une sorte de fond d'espoir qui
demeure. Le morceau file alors avec la musique seule et l'intrusion
progressive de ce qui ressemble à une note de guitare électrique
tenue en permanence pour donner une sorte d'ouverture tremblée et
pleine d'écho qui évoque aussi bien l'enfermement dans un tunnel
qu'une éventuelle aspiration vers le haut, ou ce que vous voulez
d'autre. Et puis des chœurs qui achèvent de faire basculer ce
morceau du côté de quelque chose qui tient à une sorte de sublime
en jean-baskets incarné dans de la viande qui bat. On sort de là
avec la certitude que « Film » fait partie des la famille
des pièces maîtresses ignorées de la chanson française. Mais son
heure viendra, il ne peut pas en être autrement.
La même année, un EP avec dessus « En
vadrouille à Montpellier », où l'on retrouve une fois encore
Marie Vassiliu à l'écriture, pour évoquer une danse ouvertement
tournée vers l'érotisme et tendue vers le coït. Mais il y a à
nouveau une qualité d'écriture là-dedans et un sens de la musique
et des arrangements qui fait de ce morceau autre chose qu'une sorte
de vague incarnation du goût pour une danse de cul chaloupé apparu
dans la musique populaire des années 701.
Et puis l'écriture, encore et toujours inspirée:
"Incrustée
et collée,
consciemment
tu t'écroules.
Je
trouve que c'est bien."
Ce
"je trouve que c'est bien" sort de nulle part et agit comme
une sorte de pas de côté qui vient illustrer le souci de donner une
dimension autre à ce récit qui, sinon, aurait pu sembler n'être
qu'une sorte de fantasme de quadra qui lève une petite dans une
boîte de la Riviera (non sans finir son cognac d'abord, art du
détail remarquable). Ce morceau est une sorte de pendant lumineux
(mais aux lumières rouges, vertes et bleues des pistes de danse) et
moite de « Film »: cette fois le désir s'accomplit et se
vit comme une vague de fond qui submerge tout dans une grande
douceur. Autre morceau hors-norme, moins troublant que le précédent
mais pas moins inspiré et rudement bien gaulé d'un point de vue
musical.
Et puis en face B de ce même EP, « Il
était tard ce samedi soir ». Et alors deux choses ici: d'une
part un délire assez jouissif racontant une sorte de scène de la
vie conjugale de Jane et Tarzan tandis que "les pumas
piaill[ent] dans les betteraves", et où l'on finit par
apprendre les origines tyroliennes de Tarzan par la bouche d'un
Vassiliu qui ne parvient pas à se retenir de rire pendant qu'il
parle-chante (et improvise, semble-t-il) cette histoire déglinguée.
Vraiment on rigole bien. Et puis un petit détail vient nous
chatouiller l'oreille et nous ramène à l'ampleur géographique des
inspirations de Vassiliu: on entend ici ce qui nous semble bien être
une flûte pygmée, qui tient un enchaînement de notes autour duquel
s'élabore une progression musicale pas vilaine du tout, voire
franchement inspirée, et dans laquelle se marient à la perfection
cette sonorité africaine et ce goût de la digression propre à la
musique un tant soit peu psychédélique des années 70.
Discrètement, comme toujours, Vassiliu vient faire entrer un peu
d'air et d'inconnu dans une chanson qui a de prime abord tous les
atours de la gaudriole. Et il n'est pas dans une sorte d'exploitation
de clichés de la musique africaine2,
il cherche davantage à provoquer une rencontre inopinée pour voir
ce qui en sort. Et ce qui en sort, c'est un morceau qui synthétise
pas mal le style Vassiliu: on commence par rigoler, et puis on tend
l'oreille et ce qu'on écoute nous laisse assez pantois d'admiration.
Il y
a ce passage dans « Initiation », adressé au Brésil:
"Quand on parle de toi on ne dit que samba, mais il n'y a pas
que ça." A posteriori ces quelques mots pourraient résumer le
malentendu dont pâtit encore Pierre Vassiliu: quand on parle de lui
on ne dit encore trop souvent que « Qui c'est celui-là? ».
Mais il n'y a pas que ça, et ce qui reste encore trop ignoré vaut
amplement le détour. C'est pour cette raison qu'on aimerait bien que
soit rééditée la discographie du monsieur, histoire de transformer
nos petites balades du côté de chez lui en séjours plus longs qui
pourraient bien devenir de beaux voyages.
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1 Goût
trouvant sans doute ses origines dans la « Décadanse »
de Gainsbourg, et qui aboutira en 1976 à la parodie ultime de Jean
Yanne « le Coït », qui n'ignore d'ailleurs clairement
pas « En vadrouille à Montpellier ».
2 À
la différence de ce que fait par exemple à la même époque Martin
Circus dans son (très bonnard au demeurant) « Je m'éclate au
Sénégal », où les percussions initiales vaguement
africanisantes ne servent qu'à introduire le sujet avant de ramener
le morceau à une pop standard sans que jamais ne se produise de
mélange d'inspirations. Ce qui est un peu le même problème avec
Damon Albarn et son approche de la musique africaine centrée sur ce
en quoi elle nous renvoie à nos habitudes d'auditeurs de musique
occidentale (mais bon, la comparaison Damon Albarn - Gérard Blanc ne
doit sans doute pas aller beaucoup plus loin).