Vivre
sa vie n'est pas le film de Jean-Luc Godard qui jouit du plus
grand prestige, ou de la plus grande reconnaissance (il n'est
d'ailleurs à l"heure actuelle toujours pas édité en DVD), mais pour d'obscures raisons
c'est peut-être celui que nous préférons de lui. "Obscures"
parce qu'on s'aperçoit alors qu'on est sur le point de s'y coller
que c'est compliqué d'expliquer vraiment ce qui fait qu'il nous
transporte à ce point. Mais essayons tout de même, en tentant de coller
au plus près du film et de ses douze tableaux.
«Il
faut se prêter aux autres et se donner à soi-même.»
C'est
sur cette citation de Montaigne que s'ouvre Vivre sa vie;
tantôt on n'est pas sûr de comprendre pourquoi, tantôt on se dit
que le film entier est dans cette phrase, que c'est peut-être là la
marche à suivre pour vivre sa vie.
Parce
que c'est l'histoire de Nana, qui vivote comme elle peut avant de
décider de se prostituer.
Ce
faisant elle s'émancipe en décidant de ne plus se donner aux
hommes; se donner aux hommes c'est peut-être toujours trop ("Ça
m'énerve d'être amoureuse de toi", dit-elle à son amant du
début du film, "il faut toujours te supplier."). En
choisissant de se vendre à eux elle semble accéder à un degré
supérieur de liberté. Parce qu'elle choisit et que c'est là toute
la différence.
Sa
liberté Nana ne la cherche pas en procédant par recours à des
moyens; elle l'habite en considérant chaque chose comme une fin en
soi, et ça donne lieu à un monologue qu'on peut assez aisément
qualifier de très très beau:
«Moi
je crois qu'on est toujours responsable de ce qu'on fait. Et libre.
Je lève la main: je suis responsable. Je tourne la tête à droite:
je suis responsable. Je suis malheureuse: je suis responsable. Je
fume une cigarette: je suis responsable. Je ferme les yeux: je suis
responsable. J'oublie que je suis responsable, mais je le suis...
Non
c'est ce que je disais, vouloir s'évader c'est de la blague. Après
tout, tout est beau. Y a qu'à s'intéresser aux choses et les
trouver belles... Si! Après tout les choses sont comme elles sont,
rien d'autre. Un message, c'est un message, des assiettes sont des
assiettes, les hommes sont des hommes, et la vie... c'est la vie.»
Formellement,
Godard atteint ici quelque chose de fortiche. Dans le film un
personnage cite à un moment la rédaction d'une petite fille; ces
phrases pourraient être une bonne présentation du travail auquel se
livre le cinéaste:
«La
poule est un animal qui se compose de l'extérieur et de l'intérieur.
Si on enlève l'extérieur il reste l'intérieur. Et quand on enlève
l'intérieur alors on voit l'âme.»
On
tient là aussi bien la définition d'une approche bressonienne du
cinéma qu'une description très honnête d'une poule, et c'est cette
approche que semble suivre Godard: épuiser ce qui pourrait faire
obstacle entre le spectateur et l'émotion, quitte à nous priver des
repères formels classiques qui nous permettent d'ordinaire de nous y
retrouver sans trop de peine quand on est face à l'écran. Des
films, on a l'habitude d'en voir, mais a-t-on l'habitude de voir de
l'âme sur pellicule?
(Et
puis il y a la musique de Michel Legrand, au diapason: un thème de
quelques mesures qui se répètent, s'interrompent, reprennent, et
accompagnent et traduisent à la perfection la mélancolie du film,
une sorte de tristesse battante et déterminée qui tire vers le
haut.)
Godard
tord son matériau cinématographique et nous fait entrer d'un pas
mal assuré dans son édifice.
Alors on
trébuche mais on ne tombe pas,
on
vacille d'un côté vers l'autre et ça fait comme une danse qui
grise, parce que
c'est
toujours plus exaltant d'avancer quand on ne voit pas vraiment vers
quoi l'on va.
Dans
cette forme libre Godard se livre, le temps d'un tableau, à un
exercice de montage virtuose: tandis qu'en voix off son souteneur
répond d'un ton monocorde et de manière très technique aux
questions de Nana sur le métier de prostituée, des images
s'enchaînent avec un sens du rythme impressionnant pour venir
illustrer par le concret cette présentation.
Plus tard
Nana cherchera une de ses collègues parmi les chambres de l'hôtel
de passe où elle travaille, et chaque porte s'ouvrira sur une sorte
de tableau vivant où la prostituée est présentée comme un modèle
artistique.
De la
sorte Godard met immédiatement à distance le potentiel sordide
qu'il peut y avoir à représenter le cadre dans lequel évolue Nana:
le travail esthétique auquel il soumet le sujet le détache de sa
nature première pour en faire un matériau en soi. Ce faisant,
Godard rappelle que derrière son statut de grand manitou
expérimentateur il est aussi et peut-être surtout l'héritier le
plus immédiat des grands romanciers du XIXème siècle, de leur
envie d'embrasser le monde dans un geste créateur, de traduire d'un
même mot la réalité objective et le point de vue sur elle portée. Comme
eux, mais avec ses propres outils, Godard cherche à plier son art à
une discipline qui serait le juste miroir déformant d'un temps observé par un regard.
Il ne
faudra donc pas chercher la littérature au sens propre dans le film,
c'est même une phrase au sens contraire qui revient deux fois dans
la bouche de Nana:
«Plus
on parle, plus les mots ne veulent rien dire.»
Mais
cette question des mots donne lieu à une scène qui comble le dedans
du cœur et de l'esprit au cours de laquelle Nana se trouve à faire
"de la philosophie sans le savoir" avec le philosophe Brice
Parain (le grand, le doux, le beau Brice Parain dont on ne
conseillera jamais assez la lecture de Petite métaphysique de la
parole), qui apporte une réponse mariant réflexion et poésie à
ce désir que l'on sent parfois au fond de soi de se débarrasser du
langage:
«On
peut pas vivre sans parler... Oui ça serait beau... Ça serait beau
hein... C'est comme si on s'aimerait plus... Seulement c'est pas
possible.»
D'ailleurs des mots, des mots, on a beau eu essayer on n'a pas pu
faire autrement que s'empêtrer ici dans des mots sans pouvoir dire
vraiment ce qui fait que Vivre sa vie nous touche à un tel
point. Alors essayons d'être plus direct: c'est surtout un film
terriblement émouvant porté par l'amour de Godard pour Anna Karina.
Il y a
une scène au cours de laquelle l'amant de Nana (interprété par
Peter Kassovitz mais dont la voix est celle de Godard) lui lit le
Portrait ovale d'Edgar Allan Poe. Et la voix de Godard s'adresse
au personnage joué par Karina et lui dit:
«C'est notre histoire, un peintre qui fait le portrait
de sa femme. Tu veux que je continue?»
Elle
répond oui.
Dans le
récit de Poe le peintre finit par aimer le portrait qu'il fait de sa
femme plus que sa femme elle-même, et ce portrait l'obsède
tellement qu'il laisse sa femme mourir. Il y a alors au cœur de ce
film une sorte de déclaration d'amour inquiète mais entière, et si
le fait d'avoir cherché à en parler a finalement eu tendance à
nous faire prendre conscience du manque de clarté des raisons pour
lesquelles nous aimons Vivre sa vie il n'en reste pas moins
ceci, que nous emportons partout avec nous: ce film suscite en nous
un amour inconditionnel et inexpliqué.
(Oui,
on ne sait pas vraiment dire pourquoi et c'est sans importance. Ce
qui compte c'est ce qu'il fait vibrer en nous de sensible et ce qu'il
crée pour nous de beau. C'est la musique silencieuse qu'il fait
naître et qui nous remplit; le reste n'est que littérature.)
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