Nous avons déjà
parlé de Max Ophuls ici, il y a quelques temps de ça; on y revient
pourtant parce que le sujet est assez inépuisable, et parce qu'un
film d'Ophuls méconnu comme l'est Liebelei ça ne se garde
pas pour soi.
« Liebelei »
veut dire « amourette », et sans rien dévoiler de
l'intrigue on peut tout de même affirmer qu'il y a dans ce titre
quelque chose qui se situe entre un certain sens de l'ironie et une
forme de pudeur du désespoir. Il s'agit du premier drame d'Ophuls ;
après trois comédies plutôt tournées vers l'opérette (la
Fiancée vendue en étant le
meilleur exemple), il choisit cette fois ouvertement de mettre
son cinéma sous le patronage de l'opéra. Et ça change un peu tout.
On ne reviendra pas sur la maestria technique de son style, qui
semble faire écho au lyrisme de l'opéra; relevons en revanche que
dès ce film apparaît son goût pour les coulisses, la machinerie,
en somme pour ce que l'on est censé ignorer quand on est au
spectacle alors même que ce dernier serait impossible sans cette
sorte de vie intérieure quelque peu chaotique et impénétrable. De
la même manière les sentiments mis en scène ne sont pas toujours
nobles, pas plus que les personnages ne sont héroïques, mais c'est
de cette part d'humanité imparfaite que naît l'émotion.
Pour ne pas trop
dévoiler le scénario (qui du reste n'a rien de révolutionnaire en
soi, mais se trouve sublimé par le travail de cinéaste d'Ophuls),
contentons-nous de dire un peu hâtivement qu'il faut voir Liebelei
ne serait-ce que pour deux scènes, qui ont en commun d'être
édifiées autour de l'actrice principale du film, Magda Schneider.
La première:
Christine, le personnage qu'elle interprète, passe une audition et
chante « Schwesterlein », de Brahms. Simplement
accompagnée par un piano, elle se laisse peu à peu troubler par
l'émotion que provoque en elle la chanson. Sa voix hésite, se
fissure, et cette fragilité née du moment donne à la scène une
intensité nouvelle qui en fait un petit miracle devant lequel on
retient son souffle pour ne rien gâcher. C'est ainsi que l'on peut
interpréter l'immobilité de la caméra : Ophuls se garde bien
de toute intervention, il laisse son actrice habiter entièrement la
scène et l'instant, et les irradier. La chanson finie il n'a d'autre
choix que le fondu au noir, un peu comme le silence s'impose quand
l'émotion rend le discours superflu.
Deuxième séquence
justifiant à elle seule que l'on voie Liebelei: le climax
dramatique du film. Ophuls attaque fort, la scène part d'une fosse
d'orchestre qui joue la cinquième de Beethoven, et propose ensuite
ce qu'on pourra considérer plus tard comme une sorte d'essence de
son style: du mouvement et une intensité dramatique battante. Tout
est prêt pour une explosion en bonne et due forme. Et puis arrive le
pic dramatique, et soudain cette machine lancée à pleine vitesse
s'arrête.
De manière un peu
pompière, on est tenté de dire qu'Ophuls s'ouvre à la modernité
via un choix de mise en scène qui tranche radicalement avec ce qui
précédait1.
Jusqu'ici le film n'est naturellement pas exempt de certains traits
typiques du cinéma des années 30, par exemple dans les attitudes
des personnages ou dans le jeu des acteurs (mais pas des actrices, ce
qui prouve une fois encore qu'Ophuls est un cinéaste tourné vers
les personnages féminins). Mais soudain tout est oublié, on assiste
à une scène dont la forme est d'une simplicité imprévisible. Et
on a la gorge qui se serre, très fort. Voire on chiale sa race. Et
on touche à l'essence de l'émotion mélodramatique.
On se retrouve en
fait avec un sentiment partagé lorsque l'on découvre Liebelei
après avoir vu les films postérieurs d'Ophuls: on se passionne
pour les éléments en germe de son génie cinématographique, et on
se dit que merde, peut-être qu'il aurait pu être encore plus
émouvant s'il avait laissé parfois place à l'épure comme dans la
conclusion de ce film. Mais peut-être qu'on n'a rien compris.
Peut-être que le cinéma d'Ophuls ne se résume pas à l'emphase, et
qu'il navigue en fait en permanence entre l'opéra et l'air chantonné
d'une voix tremblante, et qu'il marie si bien ces contraires qu'il
parvient à ne jamais rendre perceptible le passage de l'un à
l'autre... Peut-être. Il faudra retourner voir pour en avoir le cœur
net.
Quoi qu'il en soit
une chose est sûre: Liebelei parvient à faire résonner avec
une justesse désarmante la secousse du tragique comme le
tressaillement presque imperceptible de la vie qui se brise
en-dedans, et c'est purement et simplement beau.
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1
Et ce par le biais d'un dispositif que Truffaut avait sans doute en
tête pour une scène-clé des 400 coups ;
de la même manière on
parierait bien notre chapeau que Bresson pensait à Liebelei
en tournant une Femme
douce. On ne le répétera
jamais assez: Ophuls a influencé tant de réalisateurs qu'on
pourrait dire qu'il a influencé le cinéma tout court.