On
va prendre un peu le temps, vous voulez bien ?
Il
y a pas bien longtemps était projetée dans une salle de cinéma
tout ce qu'il y a de respectable la bande-annonce de the Voices,
le nouveau (et recommandable) film de Marjane Satrapi, qui se trouve
être une sorte de comédie jouant avec des codes du cinéma
d'horreur; or, alors qu'on pensait le débat dépassé, voilà-t-y
pas que le public présent a de manière presque unanime soupiré ou
ricané sur le thème du « Oh, ça c'est du cinéma pour gens
dérangés. » ou « Soyons sérieux deux secondes
voulez-vous? » On s'est donc repris dans les dents cette
sempiternelle séparation, si vive dans l'esprit du spectateur
lambda, entre cinéma dit "normal" et cinéma de genre. La
critique semble avoir passé ce cap (enfin disons qu'elle admet qu'un
film de genre puisse mériter son attention), mais beaucoup reste à
faire. Non pas pour satisfaire un quelconque esprit de chapelle, mais
simplement pour le bien commun.
Parce
que, bien sûr, personne n'est tenu d'aimer le cinéma d'horreur par
exemple, mais en le tenant à une distance dégoûtée (ou effrayée
a priori) ceux qui ne le prennent pas en considération se privent de
beaucoup. Ils vont ignorant la grâce troublante de l'Halloween
de John Carpenter ou l'apothéose poétique portée par duende
furieux qui vient couronner ce sommet d'hystérie malsaine et
éblouissante qu'est la dernière partie de Massacre à la
tronçonneuse. Ne nous lançons pas sur la mélancolie profonde
qui vient habiter certains films d'Hideo Nakata (peu de drames
bouleversent autant que Dark Water) ou de Juan Antonio Bayona
(l'Orphelinat), preuves parmi d'autres que le cinéma
d'horreur est également un exutoire idéal aux crève-cœurs
inconsolés de l'enfance aussi bien qu'aux insurmontables tristesses
de l'âge adulte.
Pour
étayer ce propos on pourrait se pencher sur un nombre faramineux de
films ou d'auteurs, mais pour des raisons que, vous allez voir, elles
vont pas tarder, c'est de Rob Zombie que nous avons envie de parler
aujourd'hui. Peut-être parce que, après avoir été porté haut
dans l'estime collective comme "le Tarantino du film d'horreur"
(beurk beurk beurk l'erreur), il semble aujourd'hui comme conspué,
et de manière très injuste si vous voulez notre avis. Alors, Rob
Zombie, essayons d'en parler avec tout le câlin qu'il nous inspire.
Rob
Zombie entre en cinéma (il avait avant ça une solide carrière de
musicien metal) avec la Maison des 1000 morts (un
groupe de jeunes gens s'égare dans un patelin paumé et reçoit
l'hospitalité d'une famille un peu étrange), et son
premier geste c'est de semer la trouble. Parce qu'il faut être
honnête: quand au début on voit le film s'installer dans une
esthétique assez plate, un humour un peu poussif, quelques
références lourdement incontournables, on se dit que bon, pas de
quoi mouiller sa liquette. Seulement voilà, les personnages se
posent progressivement, le regard du réalisateur se dévoile, et
l'on s'aperçoit bientôt que ce ne sont pas les "héros"
du début du film (des ados attardés attirés par l'horreur sous un
angle second degré et immature) qui intéressent Zombie.Sur eux il
fait alors tomber, au terme du premier tiers du film, le couperet de
son rapport, assez sain au fond, à la violence: qui s'y frotte s'y
pique. À trop chercher l'horreur de masse, le faux frisson, les
personnages finissent par rencontrer le vrai dérangeant et s'avèrent
bien évidemment inaptes à lui faire face : ils pensaient se
jouer des normes, mais leur conformité les rattrape.
Cette
mise au point s'accompagne de la révélation, assez inattendue à ce
stade, d'une maîtrise la mise en scène qui explose soudain au
tournant du film, où l'on voit que Zombie n'est pas un rigolo mais
un styliste qui cherche l'élégance tranchante du geste. Il œuvre à
la construction d'une ambiance qu'il s'emploie ensuite à faire voler
en éclat. En un très long plan figé où un homme tient la vie d'un
autre entre ses mains et laisser flotter le doute quant à son
sérieux, quant à sa relation avec sa propre violence, Zombie rend
soudain très clair le fait que son cinéma n'a rien d'adolescent. De
manière plus générale, à mesure que le film avance et se
caractérise mieux comme une sorte de cauchemar carrollien, on
perçoit un goût pour le rite et pour ce qu'on considère encore à
ce stade comme un mélange des genres, autant d'éléments assez
intrigants pour donner envie de voir la suite.
Elle
arrive avec the Devil's reject, deuxième volet du diptyque,
qui suit la cavale de la famille meurtrière. Cette fois-ci Zombie
prouve d'entrée de jeu que visuellement il n'a plus besoin de se
cacher derrière un faux-semblant: scène d'ouverture, assaut d'une
maison, immédiate montée d'intensité, K.O. technique au premier
round. Plus généralement, il ne joue plus au rigolo et oriente plus
immédiatement son récit sur ce qui semblait l'intéresser le plus
dans son précédent film: la monstruosité objective de ses
personnages (qui se trouvent donc surnommés "rejetons du
diable"), qui est regardée avec une certaine forme d'empathie.
Ce
mariage des contraires se révèle être la signature du cinéma de
Zombie, qui a quelque chose d'hybride et de brut, de réfléchi et de
brutal. Réfléchi par exemple en ce qu'il ne se permet pas de jouer
avec ses personnages et de les prendre de haut ; il est honnête
dans sa manière les représenter. Ici, de toute évidence, il les
aime. C'est irrationnel mais c'est comme ça, c'est eux contre le
monde entier et Zombie les préfère au monde entier. Pour autant il
n'y a pas de recherches de circonstances atténuantes ni
d'adoucissement, mais une sorte d'attachement inexplicable (les
raisons du cœur, vous savez ce que c'est). Et tout ça s'apothéose
dans un baroud d'honneur plein de bruit et de fureur, où Zombie
confirme son sens de la réalisation en aboutissant à une scène
esthétique et puissante qui nous fait penser à Peckinpah.
Parce
que oui, le nom est lâché: s'il fallait chercher un père spirituel
au cinéma de Rob Zombie il serait inutile d'aller fouiller dans le
genre ou la série B, c'est bien vers ce vieux dérangé de Samuel
Peckinpah qu'il faudrait se tourner. Dans ce choix de magnifier la
représentation de l'ignoble pour voir un peu si ça ferait pas des
étincelles d'appuyer là où ça fait mal, dans cette foi en
l'obscurité, dans cet attachement puissant à l'ange dans le diable,
Rob Zombie nous apparaît comme l'unique descendant digne de ce nom
de l'auteur de la Horde Sauvage et de Pat Garret et Billy
the Kid. D'ailleurs c'est pas compliqué: dans la représentation
sacralisée de la violence et la maîtrise du grand chambard aussi
bien méta que physique qu'elle provoque (et avec quelques
intermédiaires que nous ne prendrons pas le temps de sortir du
placard aujourd'hui) nous posons une filiation le Caravage → Sam
Peckinpah → Rob Zombie.
Pas
étonnant alors qu'il convainque son monde et que les frères
Weinstein fassent appel à lui quand l'idée leur vient de mettre sur
pied un remake de l'Halloween de Carpenter. Et Zombie accepte.
Et tout le monde se dit que c'est une gigantesque connerie (certains
en sont tellement convaincus qu'ils le détestent depuis lors, sans
même s'être donné la peine d'aller voir ce que ça donnait), parce
que toucher au grand œuvre du maître Charpentier ne saurait être
justifié.
Seulement
voilà, Zombie n'est pas idiot, et révèle bientôt ce qui
l'intéresse dans le projet en centrant l'origine du récit sur
Michael Myers, et en faisant de son sentiment de rejet,
d'inadaptabilité et de violence le cœur du personnage. Il n'est
plus l'étranger qu'il était chez Carpenter, mais l'incompris. On se
dit alors que le cinéma de Rob Zombie va peut-être bien choisir de
tourner autour de la question de ce qui fait d'un homme un monstre,
et vice versa. Avec comme corollaire la question de ce qui rend la
norme acceptable, de ce qui fait qu'adhérer à celle-ci rend humain
aux yeux du monde alors même qu'elle est d'une valeur relative.
Pour
autant, il n'y a une fois encore aucune tentative de rachat ou de
justification du personnage : Myers est incompris car
objectivement incompréhensible. Il n'est pas aimable et, dans
l'absolu, pas sauvable. Il est de l'autre côté de la ligne, et
c'est ce qui semble intéresser Zombie ; pas par fascination,
mais par véritable sens de l'autre. Ce qui aboutit à se demander si
l'humanisme véritable peut avoir une limite, s'il n'est pas
contradictoire d'en dessiner les contours en fonction de ce qui
semble socialement acceptable. D'autant plus qu'en face le genre
humain n'a pas grand chose d'aimable. Il est même assez
insupportable avec cette manie qu'il a de tout feindre au point sans
doute de ne plus savoir comprendre la véritable souffrance; voire,
et c'est bien le pire, de ne plus même être capable de la
ressentir, par manque d'âme. Parce que chez Zombie l'âme n'est pas
immédiatement et exclusivement donnée aux enfants de Dieu, et ce
renversement des valeurs révèle un sens certain du carnavalesque.
Le vrai, le médiéval qui consiste à laisser enfin la folie
s'exprimer pour se libérer un temps de tout ce que l'adhésion
(nécessaire pour conserver la paix civile) aux codes sociaux peut
étouffer en nous de pulsions de vie déroutantes et dérangeantes1.
Avec
Halloween,
Zombie montre aussi qu'il est capable d'adapter son
style et son ton au projet, se délestant par exemple de toute
recherche d'esthétisation de la violence. Parce qu'au fond la
violence n'est pas la finalité du film. Halloween c'est
par-dessus tout l'histoire d'un cri contenu depuis l'enfance et qui
ne sort pas, l'histoire d'une douleur qui cherche un autre moyen de
se faire entendre que le verbe, et le trouve dans la violence (qui
n'est donc qu'un moyen, d'où l'absence d'esthétisation).
Quand
au terme d'une montée en puissance redoutablement efficace l'ultime
scène du film s'achève sur un hurlement qui exprime enfin toute
l'horreur de la situation, c'est aussi bien l'expression d'un
traumatisme (subtilement transmis d'un personnage à un autre qui,
lui, a une voix) que celui d'une sensibilité qui peut enfin se faire
entendre. Une condamnation ET une libération.
Seulement
voilà, les Weinstein sont futés, et au vu de la réussite de ce
projet casse-gueule, ils demandent à Zombie de remettre le couvert.
Il a signé le contrat, il n'a pas bien le choix, il s'exécute et ça
donne Halloween 2. Qui fait illusion au début, même si on
devrait avoir la puce à l'oreille quand un personnage évoque sa
scène préférée de Lee Marvin: celle dans Cat Ballou où,
fine gâchette mais alcoolique au dernier degré, il tire sur une
cible et loupe le bâtiment sur lequel ladite cible est accrochée;
cette esthétique de l'échec est incomprise des autres personnages,
et le spectateur ne se doute pas encore qu'il y a quelque chose comme
un effet d'annonce là-dedans. Et quand plus tard Zombie fait
intervenir Weird Al Jankovic dans son propre rôle, lançant du coup
automatiquement un pont entre son film et l'univers ZAZ alors même
que ce n'est franchement pas l'humour qui caractérise Halloween 2
jusque là, on sent que quelque chose se trame. Surtout, à mesure
que le film avance et se perd, on sent que Zombie n'y est pas, qu'il
n'a pas envie. On a le sentiment qu'il hésite entre complètement
saborder son film et essayer, quand même, d'en faire jaillir
quelques étincelles.
En
tout cas c'est foiré. Et c'est ce que beaucoup attendaient pour lui
tomber dessus, dont acte : volée de bois vert. Et quand sort
quasi-simultanément le film d'animation The haunted world of "El
Superbeasto", on n'est pas trop rassuré par cette
pantalonnade potache qui joue pour de faux avec le mauvais goût et
s'oublie aussitôt vue. On a même un peu peur pour Rob Zombie.
Mais
le voilà qui revient trois ans après avec the Lords of Salem
(Heidi,
présentatrice de radio, ressent quelque chose d'étrange à l'écoute
d'un disque parvenu on ne sait comment à la station où elle
travaille), film qui s'annonce comme tournant autour
de... la sorcellerie, c'est bien ça. Et qui y va franco d'entrée de
jeu via une scène d'ouverture représentant un rite sorcier
exactement tel que l'on se l'imagine (blasphèmes, chèvres, le grand
jeu).
Et
puis immédiatement après sa femme, nue. Et il faut ici s'arrêter
deux secondes sur le fait que, depuis son premier film, Rob Zombie
attribue à sa femme Sheri Moon Zombie un rôle aussi important que
possible dans chacun de ses longs-métrages, la désignant ainsi
comme muse de son œuvre. Il y a là-dedans quelque chose de décalé
eu égard à l'univers du réalisateur, mais aussi de désuet et de
touchant. Surtout, on va progressivement s'apercevoir que the
Lords of Salem est un film pour Sheri Moon Zombie, une offrande
où l'on a le sentiment que se joue quelque chose qui échappe au
spectateur. Ce qui est évident en revanche, c'est que c'est un geste
amoureux incontestable et entier, profondément romantique
finalement.
Pourtant
le film s'ancre dans un sentiment de malaise; pas quelque chose de
malsain, mais un sentiment relevant du mal de l'époque. Via son
émission de radio Heidi est ancrée dans un monde entré dans l'ère
du ricanement qui contraste avec son mal-être progressif, ce qui
permet de relever une constante chez Zombie: quand les gens
plaisantent et rigolent, ça ne prend pas. On n'accroche pas. Ça
n'est pas drôle. Au départ on se dit que son humour n'est pas
terrible mais que ça n'est pas grave, puisque le reste est assez
emballant, mais progressivement on commence à se demander si Zombie
a en fait le cœur à rire avec son prochain, voire si cette
constance de l'humour raté n'est pas une manière d'exprimer son
sentiment d'altérité: quoi de plus triste que d'être seul à ne
pas rire à ce qui amuse tous les autres?
C'est
précisément avec the Lords of Salem que Zombie prend enfin
pied dans cette tristesse qui nimbait jusqu'ici ses films de manière
plus ou moins sensible. Ici l'attention est portée à la lumière,
élégante et triste. Mais surtout, il n'y a rien d'ouvertement
effrayant là-dedans : ça n'est pas vraiment un film d'horreur
ou d'effroi, c'est un film spleenétique. Les éléments effrayants
plus ou moins attendus sont là, et présentés durant le premier
mouvement du film de manière plus classique que ce à quoi Zombie
avait habitué, mais surtout ils sont là sans être vraiment le cœur
de la chose. Ça ne fait pas peur, et c'est peut-être parce que là
n'est pas le propos. Il y a d'ailleurs un désintérêt total
vis-à-vis de l'efficacité qui fait l'essence du cinéma d'horreur
tout-venant. À cette norme Zombie oppose un goût pour la lenteur,
le non-choc de la mise-en-scène, l'installation d'une l'atmosphère,
et la pesanteur. L'effrayant est toujours hors-champ, ou plutôt hors
de la vision du personnage. Le spectateur le voit, mais si peur il y
a il ne peut la partager avec Heidi, qui ne voit rien. Elle est
ailleurs. De la même manière, son malaise à elle n'est pas
exprimé, ou du moins pas vraiment expliqué. En somme Zombie
installe un sentiment d'incommunicabilité douloureuse entre le
spectateur et le personnage, qui semble elle-même ne plus se
comprendre.
Et
puis progressivement se dessine l'ampleur du projet de Zombie avec ce
film. Tout à la fois exprimer une tristesse (dans les deux sens du
terme: la verbaliser aussi bien que la faire sortir de sa chair) et
la sublimer avec une fin qui prend la forme d'un geste complètement
lyrique. Le sens du rite qui habitait jusqu'ici de manière diffuse
l’œuvre de Zombie prend toute son ampleur et c'est comme dans un
opéra que naît soudain une icône païenne (au son du « All
tomorrow's parties » du Velvet Undergound, utilisé avec
beaucoup de finesse et une conscience aiguë de ce que ce morceau a
de sourdement menaçant et d’exaltant à la fois).
Le
film se conclut ainsi dans une apothéose esthétique admirable,
laissant en plan le spectateur en quête d'explications.
L'accueil
est donc très très tiède alors que Zombie, peut-être au prix de
ce que les spectateurs attendaient, réalise son film le plus
accompli dans le sens où il est le plus proche du ressenti qui
traverse sa filmographie.
Parce
qu'au fond c'est ce que nous essayons de dire depuis le début de ce
long exposé : ce qu'il y a de touchant dans le cinéma de Rob
Zombie, ce qui fait qu'on a envie de le défendre, c'est qu'il est
d'une grande sensibilité. Il filme la monstruosité non pas par
fascination malsaine, mais par empathie. Au départ (la Maison des
1000 morts et
the Devil's rejects),
ses monstres sont rigolos, et même
sexy
d'une certaine manière, jusque dans leur accomplissement
spectaculaire. Mais à mesure qu'il se confronte à la question de ce
que c'est que d'être humain, c'est une douleur et une mélancolie
qui prennent le pas. Dans son dernier film son mal-être et son mal à
l'humanité se dépouillent et trouvent leur exutoire dans
la
re-naissance d'une femme nouvelle qui opère enfin le renversement
entre sacré et païen pour incarner le geste esthétique et
libérateur qui caractérise le style de Rob Zombie : accomplir
sa mélancolie dans le dépassement et la sublimation.
Et
c'est beau. On l'embrasse donc bien fort
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1Cela
dit le carnavalesque du déguisement serait aussi une piste à
explorer puisque c'est une constante absolue des films de Rob Zombie
que de voir des personnages affublés de masques à un moment ou
l'autre. Même qu'à froid comme ça on a du mal à déterminer si
ces masques sont là pour cacher ou pour révéler, pour effrayer ou
pour se défendre (ce qui n'est peut-être qu'un seul et même
mouvement). En fait il faudrait idéalement qu'un anthropologue
spécialiste du sujet se penche sur la question.