Nous n'avons pas bien l'habitude de
parler neurosciences ici, mais il y a des livres comme celui-là qui méritent que l'on s'y colle, quitte à tomber parfois à côté de la plaque. Nous nous efforcerons donc d'y aller en marchant sur des œufs.
Mais bon, si Henri Laborit était avant tout neurobiologiste, son Éloge
de la fuite nous emmène bien au-delà de ce domaine même si
c'est dans l'étude du système nerveux que cette réflexion prend sa
source.
Pour essayer de la faire simple, il
faut avant tout définir le socle sur lequel s'appuie le comportement
humain selon Laborit. En (très) gros, un être humain construit son
comportement et sa lecture du monde en s'appuyant sur l'apprentissage
qu'il tire de ses actes (qui sont le point de rencontre entre ses
pulsions et les codes socio-culturels qui régissent la vie du milieu
dans lequel il évolue) et de leurs conséquences positives ou
négatives, gratifiantes ou néfastes pour soi, et surtout pour
l'image que l'on a de soi. À
un niveau immédiat, quand on met sa main dans le feu, ça brûle, et
on ne reproduit pas l'expérience: c'est un processus d'apprentissage
qui repose sur les informations que nous transmet notre système
nerveux, et sur la mémorisation qu'il permet.
Voilà, maintenant on devrait pouvoir
commencer pour de vrai. Mais d'abord, une photo d'Henri Laborit en vacances, histoire d'arriver détendus.
Éloge de la fuite c'est
d'entrée de jeu un titre qui semble étrange, puisqu'est ancrée en
chacun l'idée que la fuite c'est l'abandon, la lâcheté et tout ce genre de choses. Seulement
voilà, Laborit a une manière particulière de voir les choses.
« Rester
normal, c'est d'abord rester normal par rapport à soi-même. Pour
cela, il faut conserver la possibilité « d'agir »
conformément aux pulsions, transformées par les acquis
socio-culturels, remis constamment en cause par l'imaginaire et la
créativité. Or, l'espace dans lequel s'effectue cette action est
également occupé par les autres. Il faudra éviter l'affrontement,
car de ce dernier surgira forcément une échelle hiérarchique de
dominance et il est peu probable qu'elle puisse satisfaire, car elle
aliène le désir à celui des autres. Mais, à l'inverse, se
soumettre c'est accepter, avec la soumission, la pathologie
psychosomatique qui découle forcément de l'impossibilité d'agir
suivant ses pulsions. Se révolter, c'est courir à sa perte, car la
révolte, si elle se réalise en groupe, retrouve aussitôt une
échelle hiérarchique de soumission à l'intérieur du groupe, et la
révolte, seule, aboutit rapidement à la suppression du révolté
par la généralité anormale qui se croit détentrice de la
normalité. Il ne reste plus que la fuite. »
Derrière cette fuite il y a une nuance
que nous verrons apparaître plus tard; en attendant, Laborit
s'emploie dans sa réflexion à réévaluer toutes les valeurs
fondamentales sur lesquelles repose la survie de l'espèce humaine. Et ça
pique.
« Affectivement,
je me moque bien de l'avenir de l'espèce, c'est vrai. Si l'on me dit
que c'est pour mes enfants et les enfants de mes enfants que je
souhaite un monde différent, et que cela est « bien »,
je répondrai que ce n'est alors que l'expression de mon narcissisme,
du besoin que j'éprouve de me prolonger, de truquer avec la mort à
travers une descendance qui ne présente pour moi d'intérêt que
parce qu'elle est issue de moi. Ne vaut-il pas mieux alors rester
célibataire, ne pas se reproduire, plutôt que de limiter les
« autres » à cette petite fraction rapidement très
mélangée et indiscernable de nous-mêmes ? Sommes-nous si
intéressants que nous devions infliger notre présence au monde
futur à travers celle de notre progéniture ? Depuis que j'ai
compris cela, rien ne m'attriste autant que cet attachement
narcissique des hommes aux quelques molécules d'acide
désoxyribonucléique qui sortent un jour de leurs organes
génitaux. »
C'est assez punk. Et avant
l'heure même (le livre date de 1976). Mais c'est aussi énormément
troublant, comme si soudain quelqu'un nous prenait par les épaules
et nous obligeait à regarder, vraiment, des millénaires de châteaux
de sable s'effondrer en silence, sans que la rotation de la planète
n'en soit affectée. Tout ce pour quoi on est prêt à monter sur de
gros dadas, Laborit le démonte avec la rigueur de l'esprit
scientifique.
« En résumé,
la liberté, répétons-le, ne se conçoit que par l'ignorance de ce
qui nous fait agir. Elle ne peut exister au niveau conscient que dans
l'ignorance de ce qui meuble et anime l'inconscient. Mais
l'inconscient lui-même, qui s'apparente au rêve, pourrait faire
croire qu'il a découvert la liberté. Malheureusement, les lois qui gouvernent
le rêve et l'inconscient sont aussi rigides, mais elles ne peuvent
s'exprimer sous la forme du discours logique. Elles expriment la
rigueur de la biochimie complexe qui règle depuis notre naissance le
fonctionnement de notre système nerveux.
Il
faut reconnaître que cette notion de liberté a favorisé par contre
l'établissement des hiérarchies de dominance puisque, dans
l'ignorance encore des règles qui président à leur établissement,
les individus ont pu croire qu'ils les avaient choisies librement et
qu'elles ne leur étaient pas imposées. Quand elles deviennent
insupportables, ils croient encore que c'est librement qu'ils
cherchent à s'en débarrasser. »1
S'attaquant à tout ce système de
représentations, Laborit en profite pour porter sa réflexion
critique sur l'époque; il en résulte un portrait d'une d'une
lucidité assez rare.
« Nos
sociétés modernes ont supprimé l'imaginaire, s'il ne s'exerce pas
au profit de l'innovation technique. L'imagination au pouvoir non
pour réformer mais pour transformer serait un despote trop dangereux
pour ceux en place. Ne pouvant plus imaginer, l'homme moderne
compare. Il compare son sort à celui des autres. Il se trouve
obligatoirement non satisfait. Une structure sociale dont les
hiérarchies de pouvoir, de consommation, de propriété, de
notabilité, sont entièrement établies sur la productivité en
marchandises, ne peut que favoriser la mémoire et l'apprentissage
des concepts et des gestes efficaces dans le processus de la
production. Elle supprime le désir tel que nous l'avons défini et
le remplace par l'envie qui stimule non la créativité, mais le
conformisme bourgeois ou pseudo-révolutionnaire. »
(...)
« On devine
ainsi la tromperie que peut constituer ce qu'il est convenu d'appeler
la démocratie. L'opinion « politique » d'un individu
n'exprimant le plus souvent que sa satisfaction ou son insatisfaction
en fonction du niveau qu'il a atteint dans l'échelle hiérarchique,
suivant l'image qu'il s'est faite de lui-même, l'opinion d'une
« majorité » n'est jamais le fait d'une connaissance
étendue, à la fois globalisante et analytique des problèmes
socio-économiques, mais le résultat de l'intégration
d'innombrables facteurs affectifs individuels et de groupe, qui
trouve toujours un discours logique ensuite pour valider son
existence. »
Cela dit, il ne faut pas croire que la
démarche de Laborit est nihiliste, ou destructrice par goût. Ça
brûle au début mais progressivement on s'aperçoit que ce que
cherche Laborit, c'est à susciter une prise de conscience qui, par
définition, s'effectue au prix d'une perte d'illusion (mythe de la
caverne, tout ça). On comprend alors que, derrière son apparence
immédiate froide et désincarnée, c'est peut-être bien à une
réflexion profondément humaniste que nous avons ici affaire.
« Quand les
sociétés fourniront à chaque individu, dès le plus jeune âge,
puis toute sa vie durant, autant d'informations sur ce qu'il est, sur
les mécanismes qui lui permettent de penser, de désirer, de se
souvenir, d'être joyeux ou triste, calme ou angoissé, furieux ou
débonnaire, sur les mécanismes qui lui permettent de vivre en
résumé, de vivre avec les autres, quand elles lui donneront autant
d'informations sur cet animal curieux qu'est l'Homme, qu'elles
s'efforcent depuis toujours de lui en donner sur la façon la plus
efficace de produire des marchandises, la vie quotidienne de cet
individu risquera d'être transformée. Comme rien ne peut
l'intéresser plus intensément que lui-même, quand il s'apercevra
que l'introspection lui a caché l'essentiel et déformé le reste,
que les choses se contentent d'être et que c'est nous, pour notre
intérêt personnel ou celui du groupe auquel nous appartenons, qui
leur attribuons une « valeur », sa vie quotidienne sera
transfigurée. Il se sentira non plus isolé, mais réuni à travers
le temps et l'espace, semblable aux autres mais différent, unique et
multiple à la fois, conforme et particulier, passager et éternel,
propriétaire de tout sans rien posséder et, cherchant sa propre
joie, il en donnera aux autres. »
La nature de cet essai se révèle
alors peu à peu, et en partant de l'analyse à visage scientifique,
Laborit finit par tranquillement remettre en cause ce qui fait le
fondement de notre rapport (plus ou moins) malheureux à la vie, à
l'Histoire et à l'Autre en montrant combien on ne se connaît pas
soi-même, si égocentriques que nous soyons. C'est une nouvelle
grille de lecture qu'il nous fournit, et si elle peut sembler parfois
aride et rêche, elle est vérité toute tournée vers une recherche
de lumière.
« Dans le
geste le plus simple, nous permettant d'atteindre un objet avec notre
main, imagine-t-on combien de corrections successives, réalisées
grâce à des processus nerveux infiniment complexes intervenant dans
le temps de la milliseconde, sont nécessaires ? Le moindre
geste humain ou animal orienté est un processus raffiné et
dynamique essayant d'atteindre un but. Mais sommes-nous sûrs que le
monde idéal que nous voudrions enfermer entre nos doigts nous
attendra, tel une image fixe, pétrifiée ? Sommes-nous sûrs
que pendant le geste révolutionnaire que nous ferons pour
l'atteindre il ne sera pas remplacé par un autre ? La
trajectoire gestuelle non corrigée ne risque-t-elle pas de
rencontrer le vide ? Nos pratiques révolutionnaires sont-elles
capables d'autocorrections successives pour atteindre un but qui ne
sera pas celui que nous avons imaginé, mais un autre qui ne sera
déjà plus le même quand il deviendra objet de nos désirs ?
Et finalement, n'est-ce pas souhaitable car la poursuite d'un but qui
n'est jamais le même et qui n'est jamais atteint est sans doute le
seul remède à l'habituation, à l'indifférence et à la satiété.
C'est le propre de la condition humaine et c'est l'éloge de la
fuite, non en arrière mais en avant, que je suis en train de faire.
C'est l'éloge de l'imaginaire, d'un imaginaire jamais actualisé et
jamais satisfait. »
Difficile de rendre ici justice à
l'entière et ample mesure de la réflexion de fond menée par
Laborit dans Éloge de la fuite, nous ne saurions donc trop
vous conseiller d'aller y voir de plus près par vous-même. En plus de quoi ça fait naître des hypothèses d'équations un peu étranges, du style
« Et si Laborit + Manchette = Houellebecq? »
Nous nous demandions ici-même il y a peu (c'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous y sommes retournés) si ce livre était une lecture d'adolescence, une sorte de pseudo-cri de révolte risible et vain (c'est une
critique qui lui est parfois faite) ; après relecture, il nous apparaît que non
pas. Au fond, Éloge de la fuite est un essai parfois agressif dans le fond et rugueux dans la forme, mais
fondamentalement bienveillant. Il nous met le nez dedans pour mieux nous inviter
ensuite à relever la tête et, délestés ne serait-ce qu'un tout
petit peu du poids de notre méconnaissance, à voyager plus léger et un peu moins immédiatement con.
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1
On ne peut s'empêcher, à la lecture de ce passage, d'entendre le
personnage incarné par Gérard Jugnot dans l'éblouissant Calmos
de Bertrand Blier: "Moi quand je vois des gens qui marchent, je
suis. Je suis libre, c'est mon droit!"