mercredi 8 juin 2011

Y tu mamá también

C'était devant un ciné-club, juste avant la projection de l'extra-beau Parle avec elle, de Pedro Almodóvar. Parmi les gens qui attendaient il y avait un groupe d'étudiantes américaines, alors forcément on laissait traîner l'oreille.

"- Vous l'avez déjà vu ce film?
- Non.
- Non.
- Non, mais j'aime bien le cinéma espagnol. Vous avez vu Y tu mamá también?
- Ah ouiiii...
- Non.
- Non.
- Est-ce que le film qu'on va voir a été réalisé par celui qui a fait Y tu mamá también?
- ...
- ...
- ...
(un temps)
- Vous voulez voir les cartes postales que j'ai achetées?
- Oh ouiii!"

Cette présentation pour dire que même si l'on est enclin à beaucoup pardonner aux étudiantes américaines, il convient de rester vigilant, afin que le monde que nous allons laisser à nos enfants ne soit pas de ténèbres et d'errance quant aux origines d'Y tu mamá también. Car pour répondre à ta question, Jenny[1], non, Y tu mamá también n'est pas un film d'Almodóvar. Ça n'est pas non plus un film espagnol, puisqu'il est mexicain, la preuve en étant qu'il a été écrit et réalisé par Alfonso Cuarón. Ce sont là ses moindres qualités, et il en a beaucoup.


C'est le film d'un exilé qui revient au pays après avoir pris la mesure de l'impasse hollywoodienne. Un exilé qui regarde son pays, le Mexique, avec un oeil critique quand il s'agit de politique, mais avec un œil ému quand il s'agit du peuple, de sa vivacité profonde, de sa combativité.

C'est un film où on écoute "By this river" de Brian Eno en parcourant des paysages désolés caressés par une lumière chaude. Ce que l'on devrait faire bien plus souvent.

C'est un film cru où les choses sont montrées sans détour, comme si Cuarón voulait rattraper le temps perdu aux Etats-Unis et remettre au premier plan ce que la vie a de trivial et d'émouvant quand elle est portée par le désir, même maladroit. 


C'est un film mine de rien assez travaillé quant à sa mise en scène. Cuarón laisse libre cours à son amour du plan séquence, mais sans jamais en faire des caisses (pour ça il attendra le bigrement réussi Les fils de l'homme, où tout est artificiel mais profondément virtuose). Il s'en sert pour réunir en un même plan ce qui est le coeur du film, à savoir les personnages et leur histoire, et la vie qui va autour. Il abandonne son centre d’intérêt pour mieux montrer que ce récit qui nous occupe est au fond de peu d’importance, épiphénomène parmi d’autres épiphénomènes. On n’a pas l’habitude de voir ça.

C'est un film raconté par le biais d'une voix-off omnisciente, qui nous parle d’un pays, des personnages, de leurs relations, sans jamais rien (se) cacher. Il y a donc une médiation entre les personnages et le spectateur, et pourtant on ne peut s'empêcher d'être touché. Peut-être justement parce que la voix-off fait tomber les masques qui sont portés par tout un chacun. Elle présente par petites touches les personnages, ce qu'ils ont de beau et d'irritant, et on s'attache d'autant plus à ces jeunes trous du cul perdus dans leur adolescence et à cette femme qui vit dans la douleur rentrée depuis toujours.


C'est un film que le spectateur mal avisé (et il existe, le bougre), considère rapidement comme une comédie potache outrancière, comme un road-movie[2] de plus, comme un film gentiment tourné vers la fesse. Alors le spectateur mal avisé dit "Ha ha, c'est un film super drôle qui dit qu'il faut vivre avec excès". Mais le spectateur mal avisé passe alors à côté de la chose: c'est un des films les plus déchirants qui soient, d'autant plus déchirant qu'il l'est sur la pointe des pieds avant de donner brutalement toute sa mesure à ce sentiment de fond qui traverse le film, cette douleur vers l'estomac que les personnages ressentent parfois sans pouvoir lui donner de nom, cette tristesse avec laquelle ils ont appris à faire. Pour autant ça n'est pas un film plombant, il le serait s'il se regardait le nombril, et non. C'est une tranche de vie pleine de sens et de profondeur comme peut l'être n'importe quelle tranche de vie dès lors que l'on s'intéresse véritablement à ce qu'elle porte en elle de vérités premières.

C'est un film qui prend une patine particulière quand on voit Gael García Bernal et Diego Luna tout jeunots, et qu'on pense au chemin parcouru par eux depuis. Mais ça rend un peu triste aussi, parce qu'on se dit que personne n'a su faire ressortir autant de choses d'eux que Cuarón, comme si Truffaut avait rencontré deux Jean-Pierre Léaud[3]. Pas grave, ils sont bath quand même.

C'est un film assez pessimiste, où la fin de toute chose est annoncée aussi bien socialement que politiquement, où les conséquences humaines d'un monde en mouvement dans le mauvais sens sont présentées sans ambages. Et comme toute présentation lucide d'une situation, ça pique un peu les yeux. Fin de l'adolescence, fin d'une époque, fin d'un état d'esprit, les dernières répliques résonnent encore longtemps dans la tête du spectateur après la fin du film, des répliques sans ambiguïté, définitives sans en avoir l'air.


C’est le film de quelqu’un qui a sans doute du manger bien du dépit, qui a du se résoudre à faire des choses impersonnelles, se plier à des impératifs bidons, et qui reprend soudain sa liberté. Cuarón n’a jamais fait mieux depuis, il y a là tout un tas de choses qui bouillent en-dedans et qui sont enfin exprimées. C’est une incarnation du « It’s a sad and beautiful world. » jarmushien. Et c’est l’état dans lequel nous laisse Y tu mamá también : bon sang que c’est triste, mais bordel que c’est beau !


[1] «  Puisque si tous les autres s’appellent Ali,
      Et c’est un fait,
      Les étudiantes U.S. se nomment Jenny,
      Girls en go-get. »
                  Paul-Lou Taboulé, « Sucre blond » in Cap à l’Ouest, moussaillons !
[2] « un road-movie dans la lignée de La plage et Thelma et Louise », nous assure même la jaquette du DVD, ce qui prouve si besoin était qu’il y a dans le monde de l’édition DVD des gens qui feraient mieux de vendre des aspirateurs; on notera au passage que ce film n'a jamais été "vendu" à sa véritable mesure: il suffit de voir à quel point ses bande-annonces sont à côté de la plaque, qui le présentent comme un feel-good indie movie, pour parler comme un de ceux-là qui font du travail de cochon.
[3] Il y a d’ailleurs un très beau clin d’œil aux 400 coups dans ce film ; ami spectateur, sauras-tu le retrouver ?

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