mercredi 4 mai 2011

Micah P. Hinson



Ça se passe sur une péniche, une petite salle de concert. Il y a suffisamment de monde pour que ce soit compact devant la scène, sur laquelle il y a un batteur et une fille derrière des claviers. On attend. Un petit homme traverse la salle et progresse vers la scène, puis grimpe dessus. Il est tout frêle, il a de grosses lunettes, il ressemble à quelqu'un qui a du en baver au lycée. Quelques regards échangés avec les deux autres musiciens, et la musique éclate. Pour de vrai. On a l'impression que des digues viennent de céder, et sans rien comprendre on se retrouve K.O. debout alors que le concert a commencé depuis trente secondes. A la fin du morceau, une fille du public crie "It's too loud!" Micah P. Hinson lâche un laconique "I bet it is..."[1] ; l’on se dit alors qu'on est rudement content d'être là.


Micah Paul Hinson, c'est déjà un nom qui sonne plutôt bien. C'est une sorte de paradoxe sur pattes, un gringalet qui a une voix d'outre-tombe, un type dont un regard mal luné peut provoquer un sentiment de profond malaise accompagné de fuites urinaires chez son vis-à-vis, mais qui ne perd jamais une occasion de dire à sa femme (la fille derrière les claviers ce soir-là) combien il l'aime. Un accent texan à couper au couteau, une musique parfois brute, mais une sensibilité et une finesse qui font songer à un poète romantique anglais qui laisserait libre cours à ses élans tout en voulant donner  tort à Q-Tip[2]. Un physique de jeune homme pour quelqu'un qui a connu les bas de quinze vies (drogue, prison, addiction à une femme qu'il a ensuite surnommé "la veuve noire", faillite, vie dans la rue, etc.) et qui a rapporté des enfers un talent gigantesque. A bien y réfléchir, il y a fort à parier que Micah P. Hinson a passé un pacte avec le diable, mais qu'il a ensuite été assez finaud pour baiser la gueule au maître ténèbres.


En 2004, âgé de tout juste 23 ans, il a sorti de nulle part Micah P. Hinson and the Gospel of Progress, qui met alors une baffe assez phénoménale à ses auditeurs. Un premier album débarrassé de tous les tics du premier album, de la volonté de se situer, de rendre hommage aux anciens, de jouer de ses maladresses. Il y a là-dedans une maîtrise et une assurance qui inspirent une confiance immédiate, un mélange de rugosité et de douceur, tout ça sent la poussière chauffée à blanc, la désillusion, une prise de contact avec le chaos précoce, mais aussi la victoire sur les  démons du passé, et l'envie d'en découdre avec ceux qui arrivent.


A compter de cet album, il ne va pas se passer un an sans que Micah P. Hinson ne vienne donner de ses nouvelles, tantôt par album, tantôt par E.P., mais toujours de manière rassurante: ce premier album n'était pas un coup de chance, c'était le travail de quelqu'un qui n'a pas de temps à perdre et qui sait ce qu'il veut. A une époque où il se trouve cloué au lit et gavé d'anti-douleurs à cause d'un dos salement en vrac, il enregistre Micah P. Hinson and the Opera Circuit, et on n'arrive toujours pas à comprendre comment, dans cet état là, il a pu sortir de sa carcasse un chant si habité, si vaste. Cette voix si particulière, on a parfois l'impression que c'est elle qui le tire vers l'avant. Qu'il a en lui des cris qui cherchent une bouche, et que c’est pour ça qu’il chante.


Musicalement, Micah P. Hinson a une science de l'arrangement assez phénoménale, et en progression constante (exception faite du mineur mais bon quand même Micah P. Hinson and the Red Empire Orchestra). Partant de bases classiques, il a étoffé son univers en faisant appel à un vaste ensemble de sonorités marquées en général par toutes les musiques qui ont pu être produites dans le vaste sud des États-Unis. Et puis est arrivé son plus récent album, Micah P. Hinson and the Pioneer Saboteurs. Il offre avec ce disque une sorte de voyage épique dans un monde en plein chaos, qui se reconstruit et s'organise dans une violence exaltante. Il y a là des chœurs qu'on croirait surgis de galères antiques, des chansons qui tiennent sur un souffle puissant, dont on suit la progression sans jamais savoir jusqu'où elles iront, comme si un Ulysse bravache changeait la donne en ne cherchant pas à rejoindre Ithaque mais simplement à provoquer encore et encore les dieux de l'Olympe. Les rythmiques semblent parfois être des tremblements de terre, le monde une sorte de boule d’argile secouée entre éruptions volcaniques et levers de soleil rougis par la poussière. Et Micah P. Hinson est seul maître à bord.


On n'est alors même pas étonné d'apprendre qu'il a du sang indien; il flotte là-dedans une odeur de colère inassouvie. Et c'est ainsi que Micah P. Hinson est grand, qu'il semble naviguer à vue dans un monde qu'il rejette et réinvente en même temps, conservateur à outrance qu'il est dans son propos, et novateur dans sa démarche. Quand tout ça se cassera la gueule, je ne serais pas étonné de le voir chevaucher au devant du néant qui s'ouvrira sous nos pas, poing tendu, et criant rageusement que cette apocalypse est minable, et qu’il en faudra plus pour le faire disparaître. Parfois, il saisira les rênes de son cheval entre ses dents, histoire d’arracher aux derniers cactus leurs dernières fleurs, pour les offrir à sa femme. En attendant, Micah P. Hinson réinvente la figure du poète badass, et il le fait comme personne.



[1] Soit, en français :
- Le son est trop fort !
- J’en doute pas…
[2] Dans le morceau "What?", d'A Tribe Called Quest, Q-Tip lance un lapidaire: "What is a poet? All balls, no cock"; assurément, Micah P. Hinson échappe à cette définition.

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