lundi 16 mai 2011

Capitaine Achab

Depuis quelques jours nous respirons mieux, plus sereinement. Non pas qu'une solution ait été trouvée au péril nucléaire, à l'anéantissement progressif de l'esprit critique ou à l'influence de l'eurodance sur la pop américaine contemporaine. Non. C'est presque mieux que ça: Capitaine Achab vient tout juste de paraître en DVD, plus de trois ans après sa sortie en salles. Enfin nous allons revivre et arrêter de noyer notre désespoir dans le Picon-bière.


Capitaine Achab est le deuxième long-métrage de Philippe Ramos[1], après des courts et un long-métrage présentés par leur auteur comme des films du genre intime, ancré dans le quotidien. Ramos a alors envie de prendre l'air et la lumière, et il décide de raconter en grande partie ce que le lecteur de Moby Dick ignore de la vie d'Achab, de suivre ce personnage tout au long de sa vie. Rien de moins, donc, que s'approprier l'un des plus grands mythes de la littérature. On peut décemment appeler ça de l'audace. D'autant plus que Ramos a l'air d'avoir oublié d'être bête, puisqu'il choisit de raconter Achab par le biais de personne qui le côtoient, de son père à Starbuck[2]. Ce faisant, Ramos garde intacte la fascination suscitée par ce personnage, puisqu'il ne lui donne jamais la parole, ne lui fait jamais expliquer plus avant le pourquoi de sa quête obsessionnelle. Une approche à la fois libre et respectueuse du texte d'origine, en somme. Mais ça n'est pas tout.


Parce qu'une bonne idée de départ, c'est bien, mais encore faut-il la mener à bon port, même si cette expression n'est ici pas la mieux choisie. Et c'est là que Ramos excelle. On ne sait par où commencer le concert de louanges qu'il mérite. Alors parlons d'abord de questions purement matérielles: il faut voir comment ce réalisateur s'accommode des moyens extrêmement réduits qui lui sont alloués (son budget équivaut à peu près au budget Picon-bière d'une buvette à Téhéran, pour donner un ordre d'idée) pour faire un film d'époque, avec des costumes, tourné en décors naturels, sur terre et sur mer, et avec les effets spéciaux obligatoirement requis pour représenter Moby Dick. C'est bien simple: rien à l'image ne laisse deviner que le film est, relativement à ses ambitions, si fauché. Ramos a sans doute du faire preuve de beaucoup d'imagination pour accomplir ce tour de force. Et d'audace aussi. Quand il s'agit par exemple de représenter une scène de chasse à la baleine, il contourne admirablement l'écueil du manque de moyens en récupérant des images d'archives sur lesquelles il pose en fond sonore une version toute en puissance du chant traditionnel "Drunken sailor". Le résultat tient à proprement parler de la magie: on sait qu'il y a un truc, il apparaît de manière évidente, mais on marche quand même. En somme, Ramos remet sur pied en une minute le pacte si souvent malmené qui lie un réalisateur et les spectateurs de son film.


Mais il serait idiot de s'arrêter au simple côté matériel de la chose: Moby Dick étant une œuvre mélangeant l'aventure, le poétique et la métaphysique, on est en droit d'attendre la même chose de Capitaine Achab. Et on fait bien, parce qu'on est servis, ô combien. La réalisation est inspirée, ample, pleine de souffle, les lumières sont sublimes, les décors naturels laissent à penser qu'il y a encore des endroits où la main de l'homme n'a pas mis le pied (ça existe, ça s'appelle la Suède), et ce n'est que le début, car Ramos semble n'avoir que de bonnes idées. S'il s'appuie sur un personnage préexistant, et part donc du postulat qu'il faudra bien en venir à ce qui a déjà été écrit, il sait aussi qu'une immense zone de liberté s'ouvre devant lui et il en profite pour mettre en place un univers où la poésie se marie à l'inventivité et à l'intelligence dans un ménage à trois qui marche du tonnerre de Dieu (un peu comme le Picon-bière-citron). Il serait néfaste de dévoiler trop précisément les différents coups de force de Ramos, mais citons-en un ou deux. En premier lieu, il choisit de ne pas faire d'Achab un enfant de l'océan, ce qui semblerait pourtant logique. Au contraire, il lui invente une genèse forestière, terrienne, et fait de sa découverte de la mer l'aboutissement de sa soif de liberté, un accomplissement en soi donc. Cette opposition terre/mer pour un Achab enfant que Ramos imagine orphelin de mère (ce qui est la plus belle utilisation de la consonance mer/mère au cinéma depuis les 400 coups, à l'aise) se poursuit tout au long du film pour donner naissance à des projections poétiques à la fois émouvantes et édifiantes. C'est ainsi que le rapport aux femmes qu'a Achab achoppera toujours sur la nature terrienne de celles que Ramos mettra sur son chemin. Or, il émet l'idée que si l'enfance est un âge d'arrimage à la terre, égale et nourricière, l'accomplissement de l'âge adulte se fait en mer, dans le tumulte, l'intranquillité, mais aussi dans ce contact avec l'absolu qu'est la quête d'un horizon indéfini[3].


Une autre grande réussite de Ramos avec ce film réside dans un de ses aspects les plus casse-gueules: son rapport au texte. En se coltinant l'un des personnages phare de la littérature, il est d'entrée de jeu évident que le cinéaste va avoir maille à partir avec cette forme narrative. Et il s'en sort une fois de plus comme un champion, en allant au devant du problème, en le prenant de court de sorte qu'une éventuelle faiblesse est transformée en point fort, et ce de plusieurs manières. D'abord, Ramos attaque le problème de front en divisant son film en segments qu'il nomme "chapitres". Chaque chapitre est le témoignage d'un personnage et s'ouvre par un monologue en voix-off dudit personnage. Ramos fait alors preuve d'une qualité d'écriture certaine en donnant à chaque monologue un style différent, précis, annonçant ainsi les grands traits de la personnalité du témoin, ainsi que l'atmosphère dans laquelle va se jouer sa relation avec Achab. Ce dispositif pourrait peser trois tonnes si Ramos avait oublié d'être un bon cinéaste, ce qui n'est fort heureusement pas le cas. Ainsi, le plan d'ouverture montre concrètement l'origine de la vie puis la rattache en un simple mouvement de caméra, sorte d'ellipse express, à la mort. La messe est alors dite en image, et le texte qui commence en voix-off n'a plus à apporter trop de précisions narratives, il peut immédiatement se concentrer sur l'aspect poétique du récit, faire naître des intuitions.


Mais le rapport au texte le plus troublant dans Capitaine Achab réside dans une autre idée dont on serait tenté de dire qu'elle nous troue le cul d'intelligence: le rapport d'Achab à la Bible. Ce dernier est immédiat dans la mesure où Achab est au départ le nom d'un roi d'Israël dont le destin est raconté dans l'Ancien Testament. Mais Ramos décide de filer cette métaphore en faisant d'une bible le seul lien entre Achab et sa mère. On le voit lire dès son plus jeune âge ce livre qu'il tient d'elle, et se constituer à travers lui un imaginaire d'enfant. C'est ainsi qu'Achab, encore jeune garçon mais déjà désireux d'être un homme libre, décide de partir à bord d'une barque à la recherche de la terre promise, et que par une astuce scénaristique il se retrouve, tel Moïse, livré au cours d'un fleuve. Ramos n'a de cesse de consolider ensuite par petites touches des liens entre le destin d'Achab et les grandes figures de la mythologie biblique, mais en marquant une distinction nette avec la religiosité de ce parallèle: le feu intérieur qui habite Achab n'est pas la foi, c'est une quête de liberté absolue, ce qui au passage fait de lui une figure parfaitement rimbaldienne. Si ce lien à la Bible est si important, c'est que Ramos semble avoir conscience d'un fait essentiel dès que l'on touche aux œuvres fondatrices de la culture américaine: le socle de cette dernière est la Bible. Elle est donc fatalement présente dans la littérature dont Melville est l'un de phares. Mark Twain en est un autre, à qui Ramos fait un emprunt assez subtil dans le film, créant dans un même mouvement des liens entre différentes mythologies américaines. On est alors presque groggy devant l'ampleur et la profondeur du travail de Ramos, qui parvient à tisser ensemble des éléments a priori hétéroclites, et qui finissent pourtant par constituer un tout d'une richesse affolante.


Mais en disant cela on n'a pas dit l'essentiel: Capitaine Achab est un vrai plaisir de spectateur, le film est porté par un souffle romanesque qu'on n'a plus l'habitude de trouver où que ce soit. C'est une véritable réussite formelle (prix de la mise en scène à Locarno), portée par des acteurs impeccables au premier rang desquels se trouve l'extra-bon Denis Lavant, comédien inclassable qui est ce qu'il y a de plus ressemblant à un homme libre ("toujours tu chériras la mer!", bien sûr), à tel point qu'on ne voit pas qui d'autre aurait pu interpréter ce rôle. Les autres acteurs sont pour la plupart des seconds couteaux qui marquent l'esprit: les noms de Carlo Brandt, Jean-Paul Bonnaire ou encore Jacques Bonnafé ne vous disent peut-être rien, mais vous les connaissez. Et puis on a plaisir à retrouver aussi des valeurs sûres comme Jean-François Stévenin (dont il faudra qu'on dise un jour ici à quel point il est un cinéaste sous-estimé), Dominique Blanc ou encore Philippe Katerine, qui joue à la perfection la raideur de la justice. Tout ça est accompagné de musiques tirées de répertoires plus ou moins récents (tantôt folk, tantôt classique), comme pour permettre à Ramos d'ancrer profondément son film dans son époque d'élaboration et de s'approprier complètement le récit de la vie d'un personnage créé par un autre. Et puis, il faut bien admettre que le chant de sirène d'Isobel Campbell est tout indiqué pour accompagner ce récit tourné vers les océans.


Alors voilà: de l'audace, de la poésie, de l'intelligence, de la maîtrise, tout ça dans un seul et même film (à qui on n'a malheureusement pas donné l'opportunité de rencontrer son public). Achab se moque des bancs de cachalot, des campagnes de pêche, ce qui le fait avancer c'est l'idée de retrouver Moby Dick.  On a parfois l'impression que la cinéphilie, toutes proportions gardées, ne se résume pas à autre chose. Il faut alors se réjouir: Capitaine Achab est une baleine blanche.


[1] Qui vient de projeter à Cannes son troisième, Jeanne captive, et c'est peu dire qu'on attend sa relecture du mythe de Jeanne d’Arc en trépignant comme quelqu'un qui aurait bu six Picon-bières devant la porte fermée des toilettes d'un estaminet.
[2] Qui, avant de s'être fait voler son nom par une chaîne de cafés merdique (pensez donc, on n'y sert même pas de Picon-bière!), est surtout le second d'Achab sur le Pequod, et le seul autre personnage du roman de Melville à être présent dans le film.
[3] Soit dit en passant, Dominique A a créé en musique un état de grâce similaire avec sa chanson "L'horizon", elle aussi marquée par la présence d'un capitaine inspiré par Achab, et à laquelle on ne peut s'empêcher de penser en voyant le film même s'il n'y a a priori aucune influence en jeu.

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