mardi 11 juin 2024

Contre-aimer Vertigo

Vertigo est un grand film, c’est un fait. Cadres d'une beauté classique confondante, envoûtement de scènes d'errance automobile, recherches formelles parfois datées mais indéniablement inspirées… C’est une réussite esthétique incontestable.

Vertigo est aussi un grand film pour ce qu'il porte en lui de matière à fascination ; nombre de cinéastes d'importance lui ont d’ailleurs rendu hommage, que ce soit par des citations dans leurs films (et pas juste pour faire joli, certains des motifs les plus conséquents du cinéma de Lynch viennent par exemple assez certainement de là) ou par des déclarations passionnées (notons ici un joli quatuor Fincher - Schrader - Scorsese - Gray, précédé par la voix de Desplechin). Au point que, par un mouvement de balancier, cette fascination pour Vertigo a ceci de particulier qu'elle nourrit a posteriori le film de nouveaux angles d’approche possibles (pour revenir à Lynch on pourrait repenser Vertigo à l’aune du plan où la caméra pénètre dans la tombe en donnant à la deuxième partie du film une teneur lynchienne sans que ce soit trop déconnant)

Donc Vertigo est un grand film et d'ailleurs, la chose valant ce qu’elle vaut, il a longtemps été classé comme le meilleur film de l'histoire du cinéma par un panel de critiques avant d'être dépassé dernièrement par Jeanne Dielman de Chantal Akerman. Alors n’est-ce pas…

Seulement voilà, chez le panel de critiques œuvrant en ces lieux (on est au moins dix mille), ce film a toujours suscité une réserve difficile à caractériser. Ça pourrait être du snobisme mais alors ça serait complètement idiot et on n'en ferait pas état tant la honte nous empourprerait. Non, c'est autre chose qui mérite peut-être qu'on se penche plus attentivement sur le bazar alors allons-y.

Commençons par revenir sur ce qui a été dit précédemment concernant l'adoration portée par de nombreux cinéphiles et cinéastes à Vertigo, parce qu'elle n'est pas inintéressante en elle-même.

On pourrait d’abord se demander dans quelle mesure elle n'a pas été accentuée par au moins deux facteurs extérieurs au film: tout d'abord il a été extrêmement mal reçu par la critique de l'époque, à tel point qu'on serait légitimement en droit de se demander ce qu'elle avait dans les yeux ; or on a toujours tendance à vouloir particulièrement défendre l'enfant mal aimé (doublement mal aimé dans la mesure où cet échec critique a été accompagné d'un relatif échec public). Ensuite, pour plein de raisons plus ou moins obscures, Vertigo a été invisible pendant de longues années, et forcément un film réputé comme l'un des meilleurs d'un réalisateur des plus respectés devenu impossible à voir peut susciter une fascination, voire des fantasmes, tout ce qu'il y a de plus légitimes.

Or voilà quelque chose de bougrement intéressant: tout ce que critiques et cinéastes ont pu, à juste titre encore une fois, relever de réussi et de passionnante dans Vertigo semble ne pas relever d'un travail conscient de Hitchcock. En fait, en écoutant ce qu'il dit de son film dans ses fameux entretiens avec Truffaut, on s'aperçoit que la vision qu'il en avait, une sorte d'approche pseudo-psychanalytique globalement tournée autour du zizi, est plutôt pauvre et, en comparaison avec les analyses postérieures, d’assez peu d'intérêt.

Donc ce qu'est ce film selon son auteur est largement en-dessous de ce qu’on y a vu ensuite. Pas grave. Si on ne devait juger que de ce que la personne à l'origine d'une œuvre avait en tête en la créant on se ferait drôledement chier, et surtout on aurait tôt fait de devoir retourner à la mine pour au moins se rendre utile à quelque chose (bien sûr ça poserait la question de savoir si la critique fait l’œuvre, ou encore s'il y a autant d’œuvres que de critiques qui en sont faites, mais alors là bonjour la prise de tête). Alors allons-y de notre grain de sable à l'édifice. Pour ce faire nous allons cependant devoir résumer à grands traits le film, et donc le divulgâcher à qui n'aurait pas encore eu l'opportunité de le voir. Bien sûr si on s'intéresse au cinéma Vertigo c'est un peu comme la Bible, même si on ne l'a pas vu on sait qu'à la fin c'est le jardinier qui a fait le coup, mais que quiconque continue cette lecture soit prévenu que voilà, gros gros niquage de film à venir.

Donc : à la suite de la mort d'un de ses collègues, qu'il n'a pas pu aider à cause d'une crise d’acrophobie (c'est le nom savant du vertige), Scottie décide quitter la police. Se trouvant disponible il décide d'accepter la proposition de Gavin, un ancien camarade de classe, qui lui demande de suivre sa femme, Madeleine, dont le comportement parfois erratique lui fait craindre qu'un internement psychiatrique ne soit nécessaire afin d'éviter qu'elle ne se suicide. Sauf que, vous voyez le truc venir, à force de suivre Madeleine dans ses faits et gestes quotidiens, Scottie finit par être fasciné par cette femme, et quand à la faveur d'un sauvetage après qu'elle a plongé dans la baie de San Francisco Scottie et Madeleine se rencontrent enfin pour de vrai, une histoire d'amour ne tarde par à naître entre eux. Seulement Madeleine n'est pas « guérie » et un jour de crise elle se jette du haut d'un clocher où Scottie, paralysé par le vertige, n'a pas pu la suivre pour l'en empêcher. 

Scottie, traumatisé et démoli, ne parvient pas à retrouver goût à la vie. Mais il voit un jour passer une femme dont les traits lui font penser à ceux de Madeleine; il se met alors à la suivre comme il l'avait fait précédemment avec cette dernière, puis par aller lui parler pour lui proposer un dîner. Cette femme assez banale originaire du Kansas, Judy, finit par accepter. Mais on découvre aussitôt après via un flash-back doublé d’une lettre qu’elle écrit à Scottie mais ne lui enverra finalement pas que Judy jouait bel et bien le rôle de Madeleine dans une machination élaborée par Gavin pour se débarrasser de sa femme, dont c’est le cadavre qui a été jeté par celui-ci du haut du clocher tandis que Judy-Madeleine assistait impuissante à cette dernière étape du plan; elle avoue dans sa lettre à Scottie qu'elle est néanmoins vraiment tombée amoureuse de lui. Ces aveux étant détruits en même temps que la lettre, Scottie reste ignorant de la vérité. À sa demande lui et Judy continuent cependant à se voir, jusqu'à ce qu’il lui demande de quitter son emploi afin qu'ils puissent passer plus de temps ensemble; Judy finit par accepter, et Scottie entreprend dès lors de la transformer en Madeleine en lui achetant des vêtements, en l'emmenant se faire couper les cheveux, autant de démarches dans lesquelles elle accepte de se laisser faire par amour pour lui, quand bien même elle ne cache pas qu'elle en souffre. La recréation finit par être parfaite et Scottie et Judy s'embrassent passionnément sur une musique triomphale.

Seulement par un détail Scottie comprend ce qui s'est passé et la manipulation dont il a été victime. Furieux et déterminé à faire sortir la vérité de Judy il l'emmène sur les lieux de la mort de Madeleine, puis la force à monter avec lui, qui se trouve soudain guéri de son vertige, au sommet du clocher. Judy est terrifiée, et un élément inattendu la fait reculer et tomber dans le vide. Fin.

Si ce scénario a quelque chose de bien huilé et d'audacieux (révéler au public le pot au rose aux deux tiers du récit plutôt qu'à la fin), il ne manque cependant pas d'incohérences et de lacunes quand on s'y penche, mais on s'en accommode sans trop de difficultés parce que la cohérence n'est pas le point d'intérêt principal du film. Non, ce qui nous pose question ici relève de la place donnée au spectateur et de la contagion du motif de manipulation à l’œuvre dans le comportement de Scottie : quel regard peut-on, spectateur, porter sur Scottie? Où mène l'empathie ressentie pour lui, quand bien même elle serait fondée sur des raisons assez évidentes? Quel rôle nous est véritablement donné, et qu'est-ce que cela dit du film?

Le point nodal de l'affaire nous semble être ici ce principe de manipulation. La première partie du film s'avère être une manipulation de Scottie par Gavin, qui profite de sa faiblesse d'homme rendu inopérant par son vertige et coupable par l'incapacité dans laquelle ce dernier l'a mis lorsqu'il s'est agi de sauver son collègue. La seconde partie, celle du "retour à la vie" de Scottie, s'articule autour de la manipulation, au propre comme au figuré, que ce dernier opère sur Judy. Dans le film cette manipulation est rendue acceptable, si on décide de ne pas s'y arrêter, par le fait que Judy y consent par amour pour Scottie; mais ce consentement est quand même très discutable et ressemble bien davantage à de la soumission désespérée. Bien sûr Judy dispose de la parole, parfois elle se rebiffe, exprime ses sentiments, sa colère, son refus. Mais sans jamais que ces mots soient suivis d’effet ; Scottie, ne semble d’ailleurs qu'à peine les relever et reste obsédé par la démarche de transformation de Judy qu'il a entreprise. Or dès lors qu’il est pour le spectateur le personnage véhicule du film, la tendance pour ainsi dire naturelle est de le suivre et de ne recevoir les récriminations de Judy que comme des risques d'écueils au projet de Scottie. Prises dans la mécanique efficace du film elles peuvent avoir valeur de micro-suspense (va-t-elle partir et Scottie va-t-il échouer), mais en rien comme une remise en question profonde de sa démarche. Au fond Judy n’existe pas comme force active, elle n’apporte jamais de contradiction à ce que fait Scottie. Tout est assez univoque.

Se pose alors la question de l'aveuglement vers lequel un film peut porter un spectateur. De manière générale "entrer" dans un film c'est accepter un temps de lui laisser les clés de l'auto ; c'est bien sûr la fameuse suspension d'incrédulité, qui naît dès lors qu'on tire satisfaction d’un spectacle, mais ça peut être plus pernicieux. On peut laisser passer des facilités scénaristiques, mais aussi être amené à se laisser manipuler. C’est là ce à quoi Vertigo nous confronte, le fait de savoir si l’"accord" passé avec le film ne nous amène pas à porter des œillères, auquel cas on ne peut plus être avec lui sur un rapport spectateur-film sain. Et ça n'est pas seulement une question morale, c'est aussi une question esthétique1. S’agirait de savoir ce qui est beau.

Parce que dans sa première partie Vertigo est un film esthétiquement beau. Ses composantes sont belles, ses couleurs sont belles, ses lumières sont belles, et on n'a aucun mal à se laisser charmer puisqu'à cet instant l'histoire que l'on suit, si nimbée de tragique qu'elle soit, est elle-même très belle. Et puis le tragique s'accomplit et, privés de cette beauté, on se retrouve dans un état d'esprit en accord avec celui de Scottie. On est en empathie avec lui, on comprend le poids que doit avoir la vie pour lui après la mort de Madeleine, son absence d'intérêt, et de ce fait on signe un pacte tacite d’ordre affectif avec lui, en un mot comme en cent on est avec lui parce que comme lui on a été privé de la beauté qui nous avait été donnée à voir et à partager. Dès lors il n'est pas absurde que la perspective de retrouver cette beauté puisse être acceptée sans discernement par le spectateur. Combien de films ont de la sorte manipulé leur public en le prenant par sentiments, ou en jouant sur un esprit de connivence ? Beaucoup beaucoup assurément, et ça semble être le mécanisme à l’œuvre ici, mécanisme qui fait qu’on peut marcher, et qu’il est possible d’aimer Vertigo de manière inconditionnelle.

On peut marcher, sauf que si on regarde les choses en face ça ne prend pas vraiment. Tout jugement mis à part ça ne prend dans les faits pas pour Scottie, parce que Judy n'est pas Madeleine. Mais pour nous spectateurs ça prend encore moins parce qu'on sait une chose capitale que Scottie ignore, à savoir à la fois que Judy est Madeleine, et que Madeleine n'a jamais existé. Que toute cette première partie qu'on a pu trouver si belle n'était qu'un mensonge. La question qui va conditionner notre rapport au film va alors être celle de savoir où l'on va se situer par rapport à ce mensonge. Va-t-on l'accepter parce que, comme Scottie, on "souffre" d'avoir vu cette si belle histoire disparaître, ou va-t-on réévaluer tout ce qu'on a vu jusqu'alors à l'aune de cette vérité nouvelle, et voir la suite du film selon cette grille de lecture? C'est cette dernière option que nous choisissons, et qui implique de reprendre les droits que le statut de spectateur apporte.

J'ai l'impression qu'on est entouré de films qui nous demandent seulement de nous identifier aux personnages principaux, de nous oublier nous-mêmes pour vivre l’expérience des protagonistes. Mais, de cette manière, on construit une société où tu ne ressens d'émotions que si tu es protagoniste. (…) Mais il y a d'autres manières d'être au monde. On peut aussi regarder.

Alice Rohrwacher, le Vrai du faux

On peut considérer que le film ne s'oppose pas à ce changement de statut du spectateur qui s’identifie au spectateur qui se dé-protagonise pour regarder. Certains signes pourraient même laisser entendre qu'il y a une conscience de ce problème et qu'elle est formulée, par des biais cinématographiques, à l'intérieur même du film. Après tout puisque, comme nous l'avons vu plus tôt, Vertigo en dit beaucoup plus long que ce que Hitchcock pensait en le faisant, on est en droit d'y voir une sorte de révélation de sa véritable nature à travers certains de ses aspects formels. On peut par exemple s’intéresser à la couleur verte, puisque les spécialistes disent que c'était la couleur préférée de Hitchcock. Si on décide de se concentrer là-dessus on s’aperçoit que le vert est omniprésent dans les décors ou les accessoires, mais l'occurrence qui frappe le plus (même si c'est subjectif) est sans doute celle de la cape que porte Madeleine la première fois que Scottie la voit. Un beau vert profond, élégant, à l’image de la première partie du film. 

Or dans la deuxième partie l'occurrence de vert qui frappe le plus (et cette fois-ci de manière plus objective puisque cette scène est sans doute considérée comme LA scène du film, et une des plus iconiques de l'histoire du cinéma) est très différente. Dans cette scène de l’hôtel (hôtel dont les néons de l’enseigne située à l’extérieur sont la source de cette lumière si particulière), durant laquelle s’achève la transformation de Judy en Madeleine, on trouve à ce vert dans l'approche analytique classique de Vertigo quelque chose qui donne à Judy/Madeleine une dimension fantomatique, comme si à cet instant la mort et le vivant étaient réunis dans une lumière irréelle ; et dans la mesure où Hitchcock était très fier de sa formule présentant Vertigo comme un film nécrophile tout concorde. 

Sauf que ce vert est surtout, à nos yeux, caractérisé par son aspect franchement laid si on le compare au beau vert du vêtement de Madeleine. D’ailleurs si l'on pousse un peu plus loin l'analyse de cette couleur dans l’œuvre de Hitchcock il est intéressant d'observer qu'on retrouve un vert similaire émanant d’un même dispositif dans la Corde (réalisé en 1948, soit dix ans plus tôt), dans la scène finale où un crime est mis à jour dans sa violence, sa cruauté et son inhumanité. 

Passant par le prisme de ce vert spécifique on aurait donc tendance à voir dans cette scène de réalisation du fantasme de Scottie quelque chose qui ne relève pas de la beauté du but enfin atteint, mais plutôt une sorte d’accomplissement de ce que sa démarche a de criminel. Et ce qu'il y aurait alors d'intimement malsain et laid dans ce vert ferait écho à la laideur du fait que cette image est une sorte de perfection (au sens d'achèvement) du mensonge qui anime le récit et a pour aboutissement la mort: à cet instant Judy a accepté d'être le mensonge que Scottie cherche à reproduire à travers sa transformation en Madeleine. Ce qu'il lui restait de capacité à s'y opposer a disparu, et le régime de la laideur est advenu.

Du reste le mensonge est une partie essentielle de Judy ; rien n’est ouvertement fait pour souligner cela, mais tout mis à plat elle est un mensonge qui traverse le film dans sa presque entièreté. On est amené (ou pas, des générations de spectateurs semblent ne pas avoir eu de mal avec la torture psychologique dont elle est victime) à prendre fait et cause pour elle mais ça n’enlève rien au fait qu’elle n’a eu aucun problème à participer à la machination de Gavin (tout juste dira-t-elle en avoir souffert à la fin du fait des sentiments qu’elle avait développés pour Scottie), et ce pour un bénéfice qui semble très minime (il est question d’argent, mais si elle en est amenée à reprendre le travail à peine quelques mois après le coup ça ne devait pas être une somme mirobolante). Même ces sentiments qu’elle confesse n’ont pas l’air de l’avoir empêché de poursuivre sa vie plus que ça après la trahison de Scottie et la fin abrupte de leur liaison. Peut-être cette nature mensongère de Judy est-elle aussi là pour faire passer tout ce qu’elle sera amenée à subir, en gros « Elle a sa part de responsabilité », ou bien peut-être qu’une expiation est rendue nécessaire après ce à quoi elle s’est prêtée. Quoi qu’il en soit si on regarde ce film en se dé-protagonisant ou ne trouve au fond de beauté ni dans le comportement tortionnaire de Scottie, ni dans la passivité et la complaisance dans le mensonge de Judy. En vérité tout marine dans le faux là-dedans à un point tel qu’on a du mal à vouloir entrer dans le bain en faisant corps avec l’un ou l’autre des personnages.

Parce que oui, l'axe autour duquel nous nous proposons ici de lire Vertigo est celui qu'on retrouve aussi bien chez les Grecs antiques que dans le Privé de Robert Altman (on vous a déjà dit que c'est un des plus beaux films du monde? Non parce que c'est vraiment un des plus beaux films du monde), à savoir l'idée qu'il ne peut y avoir de beauté que dans un acte relevant de la recherche du vrai ; ou bien inversant les termes de cette proposition que le mensonge est de manière inhérente source de laideur, et que décider de s'y enferrer ou de s'y complaire est un acte qui peut difficilement être défendu si on accorde de l’importance à l’(esth)éthique. Vouloir transformer une femme pour la faire ressembler à une autre c'est vouloir faire vivre un mensonge aussi bien que chercher à nier la vérité (l'un ne va pas sans l'autre mais chacune de ces deux démarches est porteuse en elle de son essence propre), et c'est une démarche dénuée de beauté. Il n'y a pas de beauté fantasmée, rêvée, il n'y a de beauté que "réelle" (guillemets parce qu'on parle quand même ici d'une fiction, disons donc de réel à l'intérieur de ce régime fictionnel). Il n'y a pas d'amour rêvé; si c'est rêvé, ça n'est pas de l'amour, ça n'est qu'un rapport fantasmé d'un individu à la construction issue de ses rêveries, et donc à soi-même, qui exclut totalement l'autre supposé être à l'origine de cet amour. En s'obstinant à vouloir recréer Madeleine Scottie opère une négation de Judy aussi bien que de Madeleine, puisqu'il serait aussi illusoire de vouloir la faire revivre que de penser qu'il pourrait y avoir une suite à cette recréation. L'unique aboutissement logique de cette démarche, dans l'éventualité même où elle pourrait être une "réussite", c'est qu'il serait impossible d'aller plus loin. On ne fait pas revenir les morts. Dès lors, ce qu'il reste à Madeleine réinventée, la seule issue qui lui soit possible, c'est de mourir à nouveau. Et cette fois-ci sa mort sera le résultat des actes de celui qui l'a fait revivre, à savoir Scottie.

Ce que nous dit Vertigo, sans le savoir ou sans chercher à le dire consciemment, c'est que s'obstiner dans la négation d'un ordre du réel pour le plier et le conformer à un fantasme est une démarche mortifère. Le réel est multiple et incontrôlable, le fantasme est univoque et ne laisse aucune place à l’accidentel. Il est négation, et mensonge à soi-même. Sorti de l'exercice d’ordre auto-érotique passager qui ne fait de mal à personne, appliqué comme une ligne directrice, ce fantasme est criminel et ne peut aboutir qu'à une violence meurtrière commise à l’encontre du réel (ce qui est vrai pour Scottie l'est aussi bien à une échelle globalement politique et s'observe dans n'importe quel mouvement plus ou moins ouvertement fascistoïde reposant sur une volonté de retour à un ordre antérieur idéalisé, donc faux, et qui ne peut aboutir à autre chose qu'à une négation de la vie qui va, et donc à un massacre).

Si nous ne parvenons donc pas à trouver Vertigo beau et à adhérer entièrement aux louanges, toutes légitimes qu'elles soient, qui accompagnent ce film, c’est parce que nous avons été touchés par l'histoire d'amour entre Scottie et Madeleine, et que la révélation du fait qu'elle n'était qu'un mensonge à de multiples niveaux ne peut produire qu'un sentiment de rejet, nous rendant dès lors insupportable la démarche symboliquement (puis concrètement) criminelle de Scottie à l’encontre du réel pour lui donner une forme qui s’accorde à son fantasme. 

Comment peut-on alors aimer Vertigo? On peut l'aimer contre lui-même. Contre Scottie. On peut l'aimer pour l'idée qu'il matérialise que le mensonge d'un retour dans le passé, d'un retour à la vie de ce qui n'est plus, est par essence laid et mortifère, si égoïstement réconfortant qu’il puisse paraître. Oui la vie déborde de partout et va dans tous les sens, y compris à la merde, mais la seule chose qu'on puisse faire pour essayer d'en éprouver et d’en exprimer la beauté qui l'habite de toute façon n'est pas de vouloir la contraindre et la rebrousser, mais de se mettre le cul à l'eau et d'apprendre à nager.

N.B. : l’éléphant dans la pièce n’a pas été ouvertement abordé ici mais on tourne bien évidemment autour de sujets comme ce que le regard d'un homme peut avoir de meurtrier dès lors qu'il s'emploie à enfermer la femme dans un statut d'objet conforme à ses fantasmes, aussi bien via ce que fait Scottie que via la manière que Hitchcock avait de traiter ses actrices (cette excellent analyse d’un Scottie devenant metteur en scène de sa réalité va d’ailleurs tout à fait dans le sens d’une mise en parallèle entre ce le personnage et Hitchcock), ce qui nous fait tourner autour d'une lecture nourrie d'analyses féministes de Vertigo. Ne disposant pas de suffisamment d'outils théoriques et ne maîtrisant pas assez bien les concepts pour en faire autre chose qu'une sorte de travail de surface manière allié du dimanche nous n'entrons pas ici dans une approche ouvertement positionnée dans ce sens, mais il va de soi qu’elle ne peut que nous sembler pertinente.

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1 encore que les deux ne soient pas si distincts que cela si l’on pense à la définition de Pierre Reverdy selon laquelle « l’éthique c’est l’esthétique du dedans »